Le 7 octobre 2024 ne devait être qu'un nouvel épisode dans l'interminable cycle de violences au Proche-Orient. Mais au lieu d'un simple affrontement, c'est une réécriture de l'ordre régional qui a pris forme. Gaza en ruines, le Hezbollah décapité, l'Iran sur la défensive, Israël en position de force et la Turquie, en embuscade, au centre du jeu de la reconstruction syrienne. Retour sur un basculement historique.
La cause palestinienne : un rêve brisé, un champ de ruines
Il y a des dates qui symbolisent la défaite, et le 7 octobre en est une pour la cause palestinienne. Ce jour-là, le Hamas pensait prendre l'initiative. Mais au lieu de saper la position d'Israël, le mouvement islamiste a précipité sa propre chute. L'opération, pensée pour «briser le siège de Gaza», s'est muée en effondrement total de l'architecture politique et militaire palestinienne.
La ruine de Gaza est désormais un fait consommé. Ce qui restait d'infrastructures civiles et militaires a été pulvérisé par une campagne de bombardements sans précédent. Les commandants historiques du Hamas, de Yahya Sinwar à Mohammed Deif passant par Ismail Haniyeh, n'existent plus que dans les archives. Les unités spéciales, qui formaient l'épine dorsale de la résistance, sont soit capturées, soit réduites au silence.
Dans ce contexte, l'idée d'une solution à deux États, déjà moribonde, reçoit le coup de grâce. Ce qui reste du leadership palestinien est désormais divisé, éclaté, et incapable d'opposer une alternative crédible. Pire encore, un nouveau front se dessine : les premiers groupes de colons israéliens se réinstallent dans des zones limitrophes de Gaza, affirmant vouloir «reprendre ce qui leur a toujours appartenu». Le «démantèlement» de 2005 semble désormais n'être qu'une parenthèse refermée par les flammes de 2024.
Iran et ses proxies : l'axe de la résistance se disloque
Si Gaza brûle, Beyrouth suffoque. Le Hezbollah, vitrine du pouvoir de projection iranien, n'a pas seulement perdu des hommes, il a perdu ses têtes pensantes. Nasrallah, figure mythique et maître de la guerre asymétrique, a été «neutralisé» selon des termes diplomatiques soigneusement choisis. Des dizaines de dirigeants de premier rang ont suivi le même sort, laissant derrière eux une organisation à genoux.
Mais l'onde de choc ne s'est pas arrêtée pas au Liban. La Syrie, maillon faible de l'axe pro-iranien, a vu ses routes d'approvisionnement vers le Hezbollah coupées nettes. Les entrepôts militaires et les points de transit, utilisés pour le transfert de drones, de missiles et d'armements sophistiqués, ont été ciblés méthodiquement par des frappes israéliennes de haute précision. Ce qui n'a pas été détruit a été rendu inutilisable. Le régime d'Assad, déjà exsangue, s'est retrouvé, subitement, privé de l'un de ses rares leviers régionaux.
La sentence est immédiate. Face à l'avancée inexorable des forces rebelles, Bachar al-Assad a fui la capitale, laissant derrière lui un régime en pleine déroute. La chute de Damas a signé la fin d'une ère marquée par la répression politique, entamée en 1970 par l'accession au pouvoir de Hafez al-Assad.
Cette déroute aura des répercussions encore plus dévastatrices sur le Hezbollah. Privé de son principal soutien logistique et stratégique, le mouvement chiite libanais se retrouve plus que jamais isolé, sans accès aux armes et aux ressources fournies par Damas.
La symbolique est forte : l'Iran perd son statut d'acteur majeur au Moyen-Orient. Son «axe de la résistance», qui reliait Gaza, Beyrouth et Damas à Téhéran, s'effondre sous le poids des frappes. Le régime des mollahs, qui se targuait d'être le «gardien des opprimés», voit son image d'acteur de poids s'éroder sur le plan régional. Loin des slogans de la «Qods Force invincible», le sentiment qui domine désormais est celui d'un isolement croissant.
Israël : De l’obsession de la survie à la soif de puissance, mais à quel prix ?
Les années Netanyahu ont souvent été critiquées pour leur prudence excessive, notamment à travers une stratégie implicite de «gestion des menaces», consistant à tolérer, voire indirectement renforcer, le Hamas et le Jihad Islamique. L'objectif sous-jacent était de maintenir la division des factions palestiniennes
Mais cette prudence appartient au passé. Alors que la menace d'une implosion de la société israélienne se profilait, alimentée par la dérive théocratique du gouvernement d'extrême droite de Netanyahu, le 7 octobre a marqué un tournant stratégique. Du jour au lendemain, le gouvernement est passé d'une posture défensive à une dynamique offensive.
L'armée israélienne, galvanisée par la réussite de ses campagnes d'élimination ciblée, reprend la main avec une stratégie qui ne souffre aucune ambiguïté : annihiler la menace, où qu'elle se trouve.
Cependant, cette transformation s'accompagne d'un coût politique, humain et diplomatique considérable. Les exactions commises à Gaza ont suscité une onde de choc internationale. Les frappes aveugles et la destruction systématique d'infrastructures vitales ont conduit à une crise humanitaire d'une ampleur sans précédent. Des milliers de civils palestiniens, y compris des femmes et des enfants, ont payé le prix fort, ce qui a valu à Benjamin Netanyahu d'être formellement mis en cause par la Cour pénale internationale (CPI) pour des crimes de guerre avérés. La condamnation de la CPI, même symbolique, ternit l’image d’Israël sur la scène internationale et offre un argument de poids aux détracteurs de la guerre menée par Tel-Aviv.
L'échec du sauvetage des otages israéliens constitue un autre angle mort de cette dynamique offensive. La récupération des citoyens capturés par le Hamas, pourtant présentée comme une priorité absolue, n’a pas produit les résultats escomptés.
Malgré les déclarations de Netanyahu sur l’engagement total des forces israéliennes pour sauver les captifs, la réalité sur le terrain a révélé une incapacité à sécuriser la libération rapide et intacte des otages. Ce revers est d’autant plus cuisant que, dans l'opinion publique israélienne, la libération des otages occupe une place cruciale. Chaque jour de captivité supplémentaire expose le gouvernement aux critiques des familles et des partis d'opposition.
Le Premier ministre Benjamin Netanyahu, longtemps perçu comme un «maître du surplace», s'érige désormais en «homme d'action». Ce revirement est symbolisé par sa posture lors des discours de crise, adoptant un ton ferme et se positionnant comme le seul garant de la sécurité d'Israël. La droite israélienne, déjà dominante, se trouve aujourd’hui renforcée, tandis que la gauche anti-guerre est réduite au silence.
Mais au-delà de la politique intérieure, Israël monte d'un cran dans l'ordre régional. Ce qui devait être un "cauchemar sécuritaire" devient, paradoxalement, un alignement d'opportunités stratégiques. Trois fronts — Gaza, le sud du Liban et la Syrie— sont désormais affaiblis à un point jamais atteint depuis des décennies. Avec la disparition des principaux chefs de guerre palestiniens, libanais et syriens et le retour de Donald Trump, ennemie juré de l'Iran, Israël fait le pari qu'aucune menace sérieuse ne viendra troubler sa suprématie dans la région.
Turquie : Erdogan en embuscade
Pendant que Gaza brûlait et que Beyrouth croulait sous les décombres, la Turquie n'a pas cédé à l'émotion. Bien au contraire. Fidèle à sa stratégie du «juste équilibre», Erdogan a transformé la crise en levier diplomatique. Sa politique d’accueil des réfugiés syriens, qui avait provoqué la colère d'une partie de l'opinion publique turque, porte enfin ses fruits.
La reconstruction de la Syrie se fera sous supervision turque. Avec la neutralisation de la «carte Hezbollah» et l'affaiblissement du régime syrien, Ankara s'impose comme un acteur incontournable de la reconstruction post-conflit. Les 3 millions de réfugiés syriens présents sur le sol turc, perçus jusqu'alors comme un fardeau politique, se transforment en «ressources humaines mobilisables» pour repeupler les zones reconstruites. L’opération est doublement payante : la Turquie allège la pression interne liée à la crise des réfugiés et renforce son rôle de pivot stratégique en Syrie.
Cette approche, froide et calculée, confirme la montée en puissance de la «diplomatie de la reconstruction» d'Ankara. Erdogan, souvent décrit comme un homme au tempérament impétueux, se montre ici maître du timing. Là où Téhéran perd en influence, Ankara avance ses pions avec une précision clinique.
Bilan : La «grande réinitialisation» du Moyen-Orient
Le 7 octobre devait marquer le début de la fin pour Israël. Ironie du sort, il a marqué le début de la fin pour ses adversaires. Ce qui reste des factions palestiniennes, du Hezbollah et des relais de l'Iran au Liban et en Syrie, ressemble à un champ de ruines. Israël, loin d'être acculé, émerge en puissance dominante.
L'Iran, autrefois hégémonique par ses proxys, se retrouve isolé et en perte de crédibilité régionale. En face, la Turquie monte en puissance, prête à piloter la reconstruction de la Syrie tout en stabilisant son front intérieur. Et au centre de ce jeu, Israël n’a plus de rivaux d'envergure immédiate.
La géopolitique du Moyen-Orient est désormais reconfigurée. Ce n'est plus un «conflit larvé» mais un nouvel ordre stratégique. Chaque acteur sort du 7 octobre soit affaibli, soit renforcé, mais personne n'en ressort indemne. Les proxys de l'Iran sont frappés au cœur. La cause palestinienne doit se réinventer. La Turquie impose sa main. Et Israël transforme l’instinct de survie en quête de suprématie.
Si la paix était un objectif, elle s’éloigne. Mais si l'objectif était de redéfinir les rapports de force, alors le 7 octobre restera dans l'histoire comme la date où le Moyen-Orient a changé de visage.