Alerte sur la filière automobile : Quand la France cale, le Maroc peut-il changer de vitesse ?

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Alors que la filière automobile française fait face à une crise systémique inédite, marquée par la chute des volumes, le ralentissement des ventes de véhicules électriques et la concurrence féroce des constructeurs chinois, le Maroc se retrouve à un carrefour stratégique. Hub industriel majeur, le royaume est à la fois exposé aux turbulences européennes et positionné pour en tirer parti. Cette situation soulève des questions cruciales : le Maroc peut-il se renforcer comme base de production pour les constructeurs en difficulté ? Quelles sont les opportunités à saisir et les risques à anticiper ? Ce rapport décrypte l’impact de la crise française sur l’écosystème automobile marocain et les enjeux à venir.

Contexte : Une crise systémique annoncée dans la filière automobile française

Le 10 décembre, les représentants de la filière automobile française ont été auditionnés par la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale. Xavier Horent, délégué général de Mobilians, et Marc Mortureux, directeur général de la Plateforme de la Filière Automobile (PFA), ont tiré la sonnette d’alarme sur l’état critique du secteur automobile. Ensemble, ils représentent près d’un million d’emplois directs et indirects en France.

Les représentants ont mis en avant trois grandes difficultés majeures auxquelles la filière est confrontée :

  1. La crise des volumes et la chute de la demande
  • Le marché est à son cinquième exercice annuel de déclin des volumes de production.
  • La pénurie de semi-conducteurs a entraîné une paralysie de la reprise post-Covid.
  • La guerre en Ukraine a provoqué une flambée des prix de l’énergie et des matières premières.
  • Les PME et ETI (entreprises de taille intermédiaire) sont les plus vulnérables, car leur survie dépend des volumes de production.
« Depuis que je travaille dans ce secteur, je n'ai jamais rencontré un niveau de confusion aussi important. À la fois du côté des acteurs économiques et industriels, que du côté des consommateurs, clients finaux ou entreprises. »
Xavier Horent, Mobilians - Assemblée Générale, 10/12/2024

  1. Les incertitudes liées à la réglementation
  • Le durcissement de la norme CAFE (Corporate Average Fuel Economy) prévoit une réduction des émissions de CO2 à partir de 2025.
  • Les constructeurs encourent des amendes élevées s'ils ne respectent pas ces objectifs.
  • Les acteurs français sont forcés de réorienter leurs productions vers des véhicules électriques (VE), mais la demande des consommateurs est inférieure aux prévisions.
  • Malgré des investissements massifs, la part de marché des véhicules électriques en Europe a chuté, menaçant les objectifs ambitieux de décarbonation fixés par l’Union européenne.
« Il faut d'une façon ou d'une autre arriver à promouvoir le 'made in Europe', pas seulement l'assemblage mais aussi les composants. »
Marc Mortureux, PFA - Assemblée Générale, 10/12/2024

  1. La concurrence chinoise
  • La Chine détient aujourd’hui 32 % du marché automobile mondial, contre 4 % en 2000.
  • Les constructeurs chinois exportent massivement des véhicules électriques à bas coûts vers l’Europe.
  • Les constructeurs européens, déjà fragilisés, doivent faire face à ces nouveaux concurrents soutenus par des politiques protectionnistes (par exemple, aux États-Unis).
Les constructeurs chinois disposent de volumes de véhicules électriques considérables, et pas plus chers que les voitures thermiques car ils maîtrisent toute la chaîne de volume. [...] Il ne faut pas refuser la concurrence mais ne pas être les naïfs du village mondialisé.
Marc Mortureux, PFA - Assemblée Générale, 10/12/2024

Face à ces enjeux, les constructeurs français réclament plus de flexibilité de la part de la Commission européenne et demandent le report de certaines échéances liées à la norme CAFE. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a promis un « dialogue stratégique » sur l’avenir de l’industrie automobile européenne.

Implications pour la filière automobile au Maroc

Le Maroc s'est affirmé comme une plateforme incontournable de production automobile, desservant à la fois les marchés européen et africain. Cette position stratégique est illustrée par des performances notables :

  • Production automobile : En 2023, le Maroc a produit 535 825 véhicules, consolidant sa place de premier producteur automobile en Afrique.
  • Exportations vers l'Union européenne : Le Maroc est devenu le principal exportateur de voitures vers l'UE, surpassant des pays comme la Chine, le Japon et l'Inde. En 2023, les exportations marocaines de véhicules vers l'Europe ont atteint un chiffre record de plus de 160 milliards de dirhams (environ 15,1 milliards d'euros), marquant une augmentation de près de 30 % par rapport à 2022.
  • Part de marché en Afrique : Le Maroc et l'Afrique du Sud dominent les exportations de véhicules sur le continent. En 2023, les deux pays ont totalisé plus de 31 milliards de dollars d'exportations automobiles, intégrant davantage l'Afrique dans la chaîne de valeur mondiale de l'industrie automobile.

Ces performances témoignent de la montée en puissance du Maroc en tant que hub industriel majeur pour l'automobile, bénéficiant d'une position géographique stratégique, d'infrastructures modernes et de politiques incitatives attractives pour les investisseurs étrangers.

De ce fait, la crise qui secoue la filière automobile en France aura des répercussions significatives sur le Maroc.

1. Risques pour le modèle économique du Maroc

Baisse des commandes et des volumes de production

  • Les usines marocaines de Renault à Tanger et de Stellantis à Kénitra dépendent des décisions stratégiques de leurs maisons mères en France.
  • Si les constructeurs français réduisent leur production de véhicules thermiques en raison de la norme CAFE, les sites marocains pourraient être impactés par une baisse des commandes.
  • Le Maroc pourrait être contraint de s’adapter à des productions plus complexes (véhicules électriques) pour rester compétitif.

Pression réglementaire indirecte

  • Les exigences européennes sur la décarbonation pourraient s’étendre aux exportations marocaines vers l’UE, imposant au Maroc de produire davantage de véhicules conformes à ces normes, ce qui nécessite des investissements importants en technologie et en formation.

Risque de dépendance excessive à l’Europe

  • La concentration des investissements et des exportations vers l’Europe expose le Maroc à un risque économique en cas de ralentissement prolongé ou de réorientation stratégique des constructeurs européens.

Menace de la concurrence chinoise

La présence chinoise dans le secteur automobile marocain et européen se renforce :

Investissements chinois au Maroc :

  • Zhejiang Asia-Pacific Mechanical & Electronic : En juillet 2024, cet équipementier chinois a annoncé un investissement de 70 millions de dollars pour établir une usine au Maroc, spécialisée dans les systèmes de freinage et de contrôle électronique du châssis.
  • BYD : Le constructeur chinois prévoit d'ouvrir sa première usine au Maroc en 2026, avec une capacité initiale de production de 100 000 véhicules électriques par an.
  • Gotion High-Tech : En juin 2024, cette entreprise a signé un accord pour investir 1,3 milliard de dollars dans la première gigafactory de batteries pour véhicules électriques en Afrique, située au Maroc, avec une capacité initiale de 20 GWh.

Parts de marché des constructeurs chinois en Europe :

  • En 2023, les constructeurs chinois ont vendu 353 276 véhicules en Europe, représentant 2,75 % du marché, soit une augmentation de 79 % par rapport à l'année précédente.
  • Les prévisions pour 2024 estiment que cette part de marché pourrait atteindre 5 %, indiquant une progression continue des marques chinoises sur le marché européen.

Implications pour le Maroc :

  • Concurrence accrue : Les investissements directs des constructeurs chinois au Maroc positionnent ces derniers en concurrents directs de Renault et Stellantis, notamment sur le segment des véhicules électriques à coût compétitif.
  • Impact sur la demande européenne : L'augmentation des parts de marché des véhicules chinois en Europe pourrait réduire la demande pour les véhicules produits au Maroc par les constructeurs européens, affectant ainsi les volumes d'exportation marocains vers l'Europe.

2. Opportunités à saisir pour le Maroc

Renforcement de la compétitivité industrielle

  • La hausse des coûts de production en Europe pourrait pousser les constructeurs français comme Renault et Stellantis à transférer davantage de volumes vers leurs usines marocaines (Renault Tanger et Stellantis Kenitra), profitant d’une main-d'œuvre compétitive et de conditions favorables dans les zones franches.

Positionnement stratégique sur l’électrique (VE)

  • Le Maroc pourrait tirer parti des difficultés de production en Europe pour se positionner comme un hub pour les véhicules électriques.
  • La transition vers les véhicules électriques peut offrir au Maroc l'opportunité de devenir un acteur majeur de l'assemblage et de la production de VE pour l'Europe et l'Afrique.
  • Des partenariats stratégiques avec Renault et Stellantis peuvent être envisagés pour produire des modèles à bas coûts destinés au marché africain et européen.

Positionnement sur la fabrication de composants clés (batteries, semi-conducteurs, électronique)

  • La dépendance européenne vis-à-vis de la Chine pour les batteries peut être exploitée par le Maroc en attirant des investissements industriels pour la production locale de composants stratégiques.
  • Des accords de co-investissement peuvent être signés avec les équipementiers pour produire des composants à destination des usines européennes.

Accentuation du rôle de plaque tournante vers l’Afrique

  • Le Maroc peut renforcer ses exportations vers le marché africain, où la demande pour des véhicules thermiques, hybrides ou électriques d’entrée de gamme reste forte.
  • En évitant le poids des normes environnementales de l’UE, le Maroc pourrait jouer un rôle de plateforme de production et d’exportation vers l’Afrique subsaharienne.

Synthèse : Une position à renforcer dans un contexte d’incertitude

La sonnette d’alarme tirée par la filière automobile française souligne les bouleversements structurels auxquels est confrontée l’industrie, tant en Europe qu’à l’échelle mondiale. Pour le Maroc, ces défis présentent à la fois des opportunités stratégiques et des risques à gérer. La filière marocaine doit capitaliser sur sa compétitivité actuelle tout en anticipant les transformations nécessaires pour s’aligner sur les évolutions technologiques et réglementaires.

Le Maroc a déjà pris des initiatives notables en ce sens, notamment en développant un écosystème de gigafactories pour la production de batteries électriques. Le groupe sino-européen Gotion High-Tech investira 1,3 milliard de dollars dans une gigafactory à Kénitra, première du genre au Moyen-Orient et en Afrique. Prévue pour démarrer en 2026, l'usine aura une capacité initiale de 20 GWh, avec pour objectif d'atteindre 100 GWh à terme.

De plus, le Maroc vise à capter 25% du marché mondial des batteries pour véhicules électriques d’ici 2030, excluant la Chine. Cette stratégie s’appuie sur des ressources naturelles abondantes, une position géographique stratégique et des accords de libre-échange avec des marchés clés, renforçant ainsi l’attractivité du Royaume pour les investisseurs internationaux.

Cependant des actions prioritaires incluent :

  • Le développement de capacités de production pour les véhicules électriques et leurs composants.
  • La diversification des marchés d’exportation pour réduire la dépendance à l’Europe.
  • La montée en compétences de la main-d'œuvre locale pour répondre aux exigences des nouvelles technologies.

En s’adaptant rapidement et en renforçant ses capacités dans des secteurs émergents comme celui des batteries électriques, le Maroc pourrait non seulement amortir les effets de la crise européenne, mais également consolider sa position comme hub automobile incontournable, à cheval entre l’Europe et l’Afrique.

Nawfal Laarabi

Intelligence analyst. Reputation and influence Strategist
20 années d’expérience professionnelle au Maroc / Spécialisé dans l’accompagnement des organisations dans la mise en place de stratégies de communication d’influence.

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