Le site parodique El Manchar (la scie, en arabe), le Gorafi algérien, est désormais offline. Le climat liberticide qui règne en Algérie et le risque qu'encourent les responsables du site suite à la multiplication des cas incarcérations d'algériens en raison de leurs activités sur les réseaux sociaux auraient motivé la suspension du journal qui était devenu une référence en Algérie. Et au-delà.
Dans l'unique publication sérieuse depuis sa création en 2013, El Manchar annoncé, mercredi soir, la suspension de son activité.
«El Manchar, c'est fini. Nous vous remercions pour votre fidélité, votre engagement et votre complicité. Après 5 ans d'existence, nous sommes contraints de suspendre notre journal. On espère vous retrouver bientôt dans une Algérie meilleure.» peut-on lire sur la page Facebook officielle du site.
L'annonce surprise et inattendue de la suspension d'El Manchar a particulièrement attristée les algériens. Le journal satirique était devenu l'unique havre de liberté d'expression dans le pays qui vit depuis plusieurs mois sur le rythme d'un mouvement contestataire populaire, le hirak.
Réagissant aux multiples interrogations suscitées par son énigmatique post Facebook, que plusieurs personnes ont pris pour une énième blague du journal, El Manchar a publié un deuxième message ce jeudi où il confirme l'information tout en niant toute censure ou blocage du pouvoir algérien.
«Merci à tous pour vos messages de soutien. Nous tenons à informer nos abonnés des raisons de la suspension de notre journal. Nous n’avons pas été censurés ou bloqués par les autorités. Cette décision a été prise par l’équipe de rédaction.» a précisé le journal.
Toutefois, la rédaction d'El Manchar va nuancer dans le même message l'absence de pression du pouvoir, en fustigeant de climat de répression des libertés dans le pays. «Les incarcérations de citoyens à la suite de leurs activités sur les réseaux sociaux nous ont conduit à réfléchir sur les risques que nous encourons.» a-t-elle écrit.
Le journal va ensuite avouer pour la première fois avoir vécu dans la peur : «Nous avons vécu des moments de peur et nous avons résisté pendant 5 ans en essayant de contribuer à notre manière, par la satire, aux difficultés que notre pays et nos citoyens traversaient. Nous ne pensions pas en arriver là.»
Puis il conclut son message par un au revoir et à des retrouvailles dans «une Algérie meilleure, où cette peur n’existera pas et où chacun pourra déployer ses forces créatrices».
Le Matin d’Algérie censuré le même jour
La décision de suspension de l'activité d'El Manchar est survenue, le même jour que la censure d'un autre support de presse, Le Martin d'Algérie, dans un tour de vis contre les médias.
«La main des censeurs ne tremble pas. Fidèles à leurs pratiques, ils continuent de sévir comme au bon vieux temps. Ainsi donc, comme un certain nombre d’autres sites d’information, lematindalgerie.com est la cible d’un blocage en règle. Lapidaire. C’est une pratique qui ne nous étonne nullement toutefois.» a écrit Le Matin d'Algérie dans un communiqué cinglant.
El Manchar, l'idée d'un jeune pharmacien
Tout a commencé en 2013 avec une page Facebook créée et animée par un jeune pharmacien, Nazim Baya, sur laquelle il postait des blagues. Inspiré par le Gorafi, il décide de monter un journal satirique et décide de reprendre le nom d’un titre qui avait existé dans les années 1990 : El Manchar, un mot qui signifie en arabe « scie ».
Le Quotidien français, Le Monde rapportait dans son édition du 12 novembre 2015, que le site enregistrait en moyenne 20 000 à 30 000 visites par jour, et jusqu’à 100 000 certains jours de buzz exceptionnel. Un succès d'une équipe constituée de sept rédacteurs : trois en Algérie, deux au Canada et deux en France, tous algériens, avec une moyenne d’âge de 25 ans.
Un succès qui n'a pas cessé d'étonner son fondateur, Nazim Baya, surtout que les parodies d'El Manchar étaient souvent reprises par des médias dit sérieux.
«Pour un journal parodique, être pris au sérieux c’est un peu comme une consécration. C’est le comble de l’absurde, donc forcément ça ne peut être que jouissif pour moi. Mais au-delà de l’aspect comique, je pense qu’El Manchar pose très sérieusement la question du professionnalisme journalistique et de la crédibilité des médias», avait-t-il confié à la presse.
Concernant la suspension d'El Manchar, Nazim Baya, a publié de son côté sur son compte personnel un message concomitamment avec celui publié sur la page Facebook du Journal. Le fondateur du site a tenu à rassurer les personnes qui se sont inquiétées pour lui tout soulignant qu’il «ne croyais pas créer une telle panique en annonçant la suspension d’El Manchar».
Et d’ajouter : «comme disait Baudelaire, tout être humain a au moins deux droits : celui de se contredire et celui de s’en aller. J’use du second, en mon âme et conscience. Respectez ce choix. Merci».
Puis, fidèle à l'ADN d'El Manchar, Baya va commettre un dernier post ironique : « Je pense déjà à lancer El Manchar El Djadid. Ça sera comme la nouvelle Algérie, c’est-à-dire semblable à l’ancien mais en pire ».