Comment le Qatar et Azmi Bishara ont «recruté» Abou Mohammad al-Joulani, aujourd’hui président de la Syrie

De l’émir jihadiste au président syrien : l’aboutissement d’une ingénierie d’influence

L’ascension d’Ahmed al-Sharaa, connu sous son nom de guerre Abou Mohammad al-Joulani, de chef du Front al-Nosra à président de la République arabe syrienne, constitue l’un des retournements politiques les plus spectaculaires du monde arabe contemporain. Derrière cette métamorphose, une stratégie d’influence patiemment conçue à Doha et pilotée intellectuellement par Azmi Bishara, proche conseiller du pouvoir qatari. Dès 2013, le Qatar s’est employé à récupérer Joulani et à redessiner son image. Sous couvert d’«ouverture», l’opération visait à convertir un chef de guerre en acteur politique, dans le cadre d’une stratégie régionale d’influence par la narration.


Derrière la façade de l’ouverture prônée par le chef du Front al-Nosra, Abou Mohammad al-Joulani, se cachait une stratégie d’influence élaborée à Doha. Selon des sources diplomatiques arabes citées par Al-Marfaa, le Qatar a conçu un plan visant à identifier des chefs insurgés susceptibles d’être «reprogrammés» dans une logique politique.

Cette opération a été initiée par Azmi Bishara, intellectuel palestinien naturalisé qatari, aujourd’hui figure clé de la stratégie d’influence du régime et qui siège à la tête du Centre arabe de recherche et d’étude des politiques (CAREP) à Doha.

Le pivot de cette connexion fut Hamza al-Mustafa, alors chercheur proche de Bishara et désormais ministre de l’Information du gouvernement syrien.

Doha 2013 : la «recrue» Joulani et le cerveau Bishara

Selon les mêmes sources, c’est en 2013, au plus fort du chaos syrien, qu’Azmi Bishara aurait proposé une «relecture» de la guerre, fondée sur le concept d’«ouverture progressive» d’une partie de l’opposition islamiste.

Le plan reposait sur un postulat : mieux valait influencer les chefs de guerre les plus visibles que de les combattre idéologiquement.

Une réunion confidentielle aurait alors été organisée à Doha entre plusieurs responsables du centre de recherche de Bishara, des représentants du ministère qatari des Affaires étrangères et des experts syriens. L’objectif : identifier un profil susceptible d’être «retourné».

Le nom d’al-Joulani, chef charismatique du Front al-Nosra, mais pragmatique dans son rapport aux alliances locales, aurait émergé comme le meilleur candidat.

C’est à partir de là que Hamza al-Mustafa aurait ouvert un canal de communication direct avec lui, à travers un réseau d’intermédiaires tribaux et religieux. Ce contact allait devenir le premier maillon d’une relation stratégique, toujours active selon certaines sources.

Le projet : transformer un insurgé djihadiste en «acteur d’État»

Entre 2013 et 2016, la stratégie de Bishara se structure autour de trois axes :

  1. Canaliser l’idéologie : convaincre al-Joulani d’abandonner les rhétoriques takfiristes pour adopter un discours plus politique, recentré sur la «libération nationale syrienne» et de gouvernance locale.
  2. Maîtriser la communication : encadrer ses apparitions médiatiques pour effacer les traces d’extrémisme et le présenter comme un «leader local», notamment les deux interviews sur Al-Jazeera (2013 et 2015).
  3. Blanchir l’organisation : acter la rupture avec al-Qaïda et reconfigurer le Front al-Nosra en Jabhat Fatah al-Sham, puis en Hay’at Tahrir al-Sham (HTS).

Hamza al-Mustafa fut l’architecte de cette opération médiatique. Il aurait organisé depuis Doha la première rencontre confidentielle entre al-Joulani et des journalistes arabes, prélude à sa fameuse interview sur Al-Jazeera en décembre 2013, première apparition publique de celui qui allait incarner la mutation de la mouvance jihadiste syrienne.

2016 : la rupture mise en scène avec al-Qaïda

En 2016, après des années de préparation, le dispositif qatari atteint son objectif : al-Joulani annonce la rupture officielle de ses liens avec al-Qaïda et rebaptise son mouvement «Jabhat Fatah al-Sham», puis «Hay’at Tahrir al-Sham» (HTS).

Cette étape, largement relayée par les médias arabes sous influence qatarie, marquait le point culminant du «recrutement politique» de Joulani : le passage du statut d’émir jihadiste à celui de chef d’une «autorité syrienne» prétendument indépendante.

Derrière cette façade, le financement et la protection diplomatique de Doha restaient intacts. L’opération servait un double objectif : maintenir la capacité d’influence du Qatar sur le dossier syrien, tout en se donnant l’image d’un médiateur de sortie de crise.

Hamza al-Mustafa, le tisserand invisible

Désormais ministre de l’Information dans le gouvernement syrien, Hamza al-Mustafa apparaît aujourd’hui comme le produit le plus abouti de cette diplomatie parallèle.

À la fois homme de terrain, analyste politique et intermédiaire, il aurait joué un rôle discret mais central dans la transformation de Joulani, jusqu’à coordonner les opérations de communication entre les cercles qataris et les factions syriennes.

Son influence aurait été telle que certaines sources arabes estiment que le retour de Damas sur la scène régionale passe aujourd’hui, paradoxalement, par les réseaux tissés autrefois sous parrainage qatari.

Un président façonné par une stratégie triangulaire, validée et protégée

L’accession d’Ahmed al-Sharaa à la présidence en 2025 n’est pas l’effet d’un concours de circonstances, mais l’aboutissement d’un processus de repositionnement planifié depuis Doha, dans un environnement régional où les lignes d’influence se croisent et se renforcent mutuellement.

Le Qatar, devenu depuis une décennie le principal carrefour du renseignement et de la diplomatie officieuse du Moyen-Orient, a servi de plateforme d’ingénierie politique.

C’est sur ce territoire, où coexistent le bureau politique du Hamas, un poste de liaison du Mossad et la plus importante base militaire américaine de la région, Al-Udeid, que s’est opérée la recomposition du leadership syrien.

Un tel scénario n’aurait pu se dérouler sans une double validation stratégique, américaine et israélienne, tant les intérêts sécuritaires et les équilibres régionaux convergent sur ce théâtre.

À ce dispositif s’est ajouté un pilier turc décisif : acteur militaire de premier plan depuis le déclenchement du conflit syrien, Ankara a joué simultanément sur trois registres, l’accueil massif des réfugiés, la gestion dissuasive de la frontière nord, et la protection tacite du régime syrien naissant après la fuite de Bachar al-Assad.

Cette présence a assuré à la fois une profondeur stratégique et une couverture militaire au nouveau pouvoir de Damas, contribuant à la stabilisation de la transition.

Ainsi, l’ancien chef d’al-Nosra, devenu Ahmed al-Sharaa, président de la Syrie, incarne une architecture diplomatique complexe : celle d’un pouvoir fabriqué à plusieurs mains, à la croisée des intérêts qatariens, américains, israéliens et turcs.

Son ascension illustre la réussite d’une diplomatie d’ingénierie régionale, où la légitimité d’un dirigeant ne procède plus d’une urne ni d’un héritage, mais d’un consensus opérationnel entre puissances tutélaires.

Une diplomatie nouvelle, qui ne désigne plus les dirigeants : elle les conçoit, les valide et les protège.

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