Une femme s'emporte et réclame son salaire en criant. Un homme tape du poing sur le comptoir, exigeant qu'on lui donne de l'argent. Au Liban en crise, la colère explose quotidiennement dans les banques qui imposent de sévères restrictions.
Dès le petit matin, des dizaines de clients font le pied de grue devant leur banque, avant de se ruer à l'intérieur pour attendre leur tour devant des guichets débordés qui fournissent les billets verts au compte-goutte et uniquement aux détenteurs de comptes en dollars.
«Vous avez de l'argent sur votre compte, vous allez à la banque pour en retirer et on vous dit non», résume Khaled Taki.
Ce consultant de 68 ans s'est vu refuser des dollars au guichet il y a une semaine. «Ils m'ont dit qu'ils n'en avaient plus», raconte-t-il.
Dans ce pays au bord de l'effondrement économique depuis plusieurs mois, une crise des liquidités étrangle les Libanais, sur fond de manifestations inédites déclenchées le 17 octobre contre une classe politique accusée de corruption et d'incompétence.
Au Liban, le billet vert est utilisé au même titre que la livre libanaise pour tout type de transaction. Certains, par exemple, payent leur loyer ou des crédits en dollars.
Mais depuis septembre, les banques ont imposé des restrictions de plus en plus drastiques sur la conversion de dollars, les retraits et les transferts.
Aucune mesure officielle n'a été décrétée, mais les retraits sont limités à environ mille dollars par mois, pour les banques les plus généreuses.
Conséquence: cris, larmes, marchandages et coups de poing rythment le quotidien des agences bancaires, devenues des arènes de combat même si des policiers ont été déployés pour limiter les débordements.
Les banques s'en moquent
«J'ai vu une femme supplier l'employé de banque, s'agenouiller et embrasser le sol en demandant son argent», s'indigne Taki. Mais «les banques s'en moquent», lâche-t-il.
«Ils ont votre argent et vous le donneront quand ils voudront, comme un père qui donne à son fils son argent de poche.»
Pendant des décennies, les banques commerciales libanaises ont attiré d'importants dépôts, placés par des membres de la diaspora ou des investisseurs étrangers.
Ce flux de devises étrangères, stratégique pour le système monétaire, a connu un fort ralentissement ces dernières années, dans un contexte de marasme économique et de crises politiques à répétition.
En novembre, deux agences de notation financière internationales ont dégradé la note attribuée aux principales banques du pays, invoquant des pressions sur leurs liquidités.
Le même mois, la Bank of America a mis en garde contre un épuisement des réserves en devises étrangères de la Banque centrale d'ici à mi-2020.
Certains experts évoquent un «haircut» de facto, une mesure financière consistant à ponctionner une partie des dépôts des clients.
Pour Sami Halabi, directeur du cabinet d'études Triangle, basé à Beyrouth, les banques «tentent de transférer leurs pertes sur le public7.
«La réputation des banques est complètement ternie7, ajoute Halabi. «Plus personne ne leur fera confiance pendant des années.»
Personne ne peut sortir 1.000 dollars de Beyrouth
Si le taux de change officiel est toujours de 1.507 livres pour un dollar, les restrictions bancaires ont entraîné une dévaluation de fait d'environ 30% de la monnaie nationale dans les bureaux de change. Sur le marché parallèle, le précieux dollar s'achète parfois à plus de 2.000 livres.
Les restrictions ont alimenté la colère du public. Une vidéo circulant sur les réseaux sociaux montre un client sortant une hache à l'intérieur d'une banque, face à des employés qui refusent de lui verser de l'argent.
Des manifestants ont aussi investi à plusieurs reprises certaines succursales pour entonner les traditionnels chants de Noël, modifiant les paroles pour dénoncer le système bancaire.
Installée en Italie, Rana vit pleinement le «cauchemar financier». Depuis octobre, sa banque au Liban a interrompu les transferts envoyés à l'entreprise en Europe qui lui construit une maison. Elle pourrait se retrouver en prison, dit-elle.
Avec les mille dollars par mois qu'elle peut transférer, elle peut à peine couvrir son loyer en Italie, ou rembourser les 30.000 dollars dus à la société de construction.
«Le contrôle de capital a ruiné ma vie», déplore cette employée dans le secteur de la publicité.
Après plusieurs plaintes, sa banque a rétorqué que c'était déjà un «miracle» pour elle d'avoir encore droit d'envoyer de l'argent à l'étranger. «Personne ne peut sortir 1.000 dollars de Beyrouth», lui a-t-on dit.