On imagine la salle : des journalistes installés, leurs micros allumés, l’air un peu fébrile. Puis entre Abdellatif Jouahri. Costume sombre, regard ferme, gestes précis. Sa voix, grave et posée, a ce quelque chose d’intemporel. Elle a traversé les crises, les ajustements structurels, les guerres froides entre banquiers, les débats enflammés sur le dirham et les tensions politiques.
Depuis plus de vingt ans, il s’avance seul face aux journalistes, sans discours préparé, sans filtre. Il écoute, il s’indigne parfois, il vulgarise souvent. Dans un français marocain teinté de chaleur ou dans un darija assumée, il ramène l’économie à l’essentiel : la dignité d’un pays.
Le gouverneur et sa conscience
À quelques mois de la fin de son mandat, Jouahri parle avec une simplicité désarmante :
« Oui, effectivement, j’ai passé 23 ans et mon âge est un âge avancé. »
Puis, avec l’humour qui le caractérise :
« Quand j’écrirai mes mémoires, je vous enverrai un exemplaire dédicacé. Mais je ne suis pas de ceux qui écrivent leurs mémoires. »
Lui n’a pas besoin de livre pour fixer son héritage. Son récit, il l’a déjà écrit dans la mémoire collective : celle d’un Maroc qui l’a vu protéger sa monnaie, se dresser face aux pressions pour dévaluer, s’indigner contre la fuite des capitaux, défendre l’indépendance de Bank Al-Maghrib comme on défend un rempart.
L’homme d’État, pas seulement le gouverneur
Fils d’une grande famille, Jouahri est demeuré, malgré les bureaux feutrés, enraciné dans la réalité de son pays. Il sait parler aux administrateurs du FMI, aux investisseurs étrangers, aux grandes banques internationales. Mais il sait aussi prendre le temps de répondre à un jeune journaliste, d’expliquer patiemment ce qu’est l’inflation ou pourquoi la stabilité des prix vaut mieux que des promesses populistes. Il est d’ailleurs resté le seul haut responsable à maintenir, avec constance, un face-à-face périodique avec la presse — non pas pour esquiver, mais pour expliquer, pour débattre.
Cette congruence rare — parler au monde sans cesser de parler à son pays — en a fait bien plus qu’un banquier central. Jouahri est un homme d’État, peut-être l’un des derniers de cette stature : rigoureux mais accessible, vertical mais proche, intègre mais lucide sur ses erreurs passées.
Une sortie sans éclat, mais avec élégance
Lorsqu’il évoque sa fin de mandat, il ne parle ni de lui, ni de sa carrière. Il parle du Maroc.
« L’essentiel pour moi, c’est d’avoir servi mon pays et d’être le moins reprochable possible. »
Pas de mémoires à publier, pas de règlements de comptes. Juste cette certitude tranquille qu’un pays vaut plus que des chiffres et des courbes, et que la monnaie est aussi une affaire de conscience.
Et comme pour résumer sa trajectoire, sa sortie, il la veut fidèle à son image : sans bruit, mais avec élégance. Une élégance de maintien, héritée d’une droiture physique qui ne s’est jamais courbée, et une élégance oratoire, faite de mots simples mais pesés, capables de traduire la complexité en évidence.
Le dernier repère ?
Avec plus de six décennies de service public, dont 23 années à la tête de Bank Al-Maghrib, Jouahri a tenu son rôle comme peu d’hommes savent le faire : sans céder, sans chercher la lumière, en incarnant la stabilité.
Il aura traversé toutes les étapes de l’économie marocaine : les vaches maigres des années 80, les phases d’abondance, les crises financières mondiales, la modernisation du régime de change et la maîtrise de l’inflation. Et, preuve de son étonnante capacité d’adaptation, il a même préparé un cadre légal pour la crypto-monnaie, ouvrant la voie aux défis d’une ère numérique qu’il ne verra pas pleinement aboutir depuis son fauteuil de gouverneur.
Son départ ne sera pas seulement la fin d’un mandat. Ce sera peut-être aussi la sortie d’un certaine trempe de décideur : celui qui pouvait, dans la même journée, rassurer les marchés internationaux et tendre l’oreille à la rue marocaine. Celui qui, debout, a rappelé à tous qu’il n’y a pas d’économie durable sans dignité nationale.