Chaque année, l’État injecte des dizaines de millions de dirhams dans les caisses des partis politiques, censés être les piliers de la démocratie représentative. Mais à la lecture du dernier rapport de la Cour des comptes, c’est un autre visage du paysage partisan marocain qui se dessine : celui d’un système sous perfusion publique, rongé par l’opacité, le désordre comptable et l’incapacité à se structurer.
FAITS SAILLANTS DU RAPPORT DES COURS DES COMPTES DES PARTIS POLITIQUES – ANNÉE 2023
- 33 partis enregistrés – 27 ont produit leurs comptes, dont 22 dans les délais légaux.
- 104,97 millions de dirhams de ressources totales déclarées, financées à 58 % par des subventions publiques.
- 92 % de ces ressources concentrées entre 9 partis, en tête le RNI (38,69 MDH), suivi du PI (17,80 MDH) et du PAM (14,67 MDH).
- 91,37 MDH de dépenses, dont plus de 92 % consacrées à la gestion courante (salaires, loyers, fonctionnement).
- 17 partis ont présenté des irrégularités comptables dans la justification de leurs dépenses, représentant 6,27 % du total dépensé.
- 1,72 MDH de ressources propres non justifiées ou perçues en numéraire au-delà du seuil légal, réparties sur 8 partis, dont le PJD, PND, PCI et PAAT.
- 15 partis doivent encore restituer au Trésor un montant cumulé de 21,96 MDH de subventions indues, non utilisées ou non justifiées.
- Le PI (11,47 MDH), le MP (5,39 MDH) et le MDS (1,56 MDH) figurent parmi les principaux partis n’ayant pas restitué les montants dus.
- À l’inverse, le RNI (12,26 MDH), le PJD (9,18 MDH) et l’UC (2,39 MDH) ont régularisé intégralement leur situation.
- Seuls 2 partis sur 22 offrent une formation continue à leur personnel. 6 partis n’emploient aucun salarié, 8 recourent exclusivement à des bénévoles.
- La Cour appelle à une meilleure gouvernance interne, à la régularité des justifications, et à l’adoption de manuels de procédures.

Contexte : un rapport constitutionnel, miroir comptable implacable à l’aube des élections de 2026
Publié le 27 mai 2025 par le Conseil supérieur des comptes, sous la présidence de Zineb El Adaoui, ce rapport s’inscrit dans le cadre des dispositions de l’article 147 de la Constitution et de l’article 44 de la loi organique relative aux partis politiques, qui confèrent à la Cour la mission de contrôle du financement public des formations politiques.
Le document dresse un bilan complet des comptes des partis politiques pour l’année 2023, en évaluant leur conformité comptable, l’usage des subventions publiques, le respect des règles de transparence, et l’exécution des recommandations précédentes.
Cette publication intervient à un moment stratégique : les partis politiques, déjà en ordre de marche pour les élections législatives prévues en septembre 2026, se retrouvent confrontés à un miroir comptable implacable. Ce rapport rappelle que la conquête du suffrage universel ne peut se faire sans exemplarité dans la gestion des deniers publics.
Un système sous perfusion publique, mais opaque
L’année 2023 confirme la dépendance financière des partis politiques marocains à la subvention étatique. Sur les 104,97 millions de dirhams de ressources déclarées, 58 % proviennent de l’État, soit un financement public en hausse par rapport à 2022. Pourtant, seuls 17 partis sur 33 ont perçu un soutien officiel, les autres n’ayant pas satisfait aux conditions d’éligibilité.
Le constat est saisissant : 92 % des ressources sont concentrées entre les mains de 9 partis. En tête, le RNI (38,6 MDH), suivi de l’Istiqlal (17,8 MDH) et du PAM (14,6 MDH). À l’autre extrémité du spectre, quatre formations n’ont déclaré aucune ressource.
Chiffres clés
Indicateur | Valeur |
---|---|
Total ressources déclarées | 104,97 MDH |
Part financement public | 58 % (60,48 MDH) |
Dépenses totales déclarées | 91,37 MDH |
Part des frais de gestion | 92,35 % (84,39 MDH) |
Part de 9 partis dans les ressources | 92 % |
Restitutions effectuées (2022–2025) | 35,91 MDH (24 partis) |
Montants encore dus au Trésor | 21,96 MDH (15 partis) |
Parti politique | Ressources déclarées (en MDH) | % du total national |
---|---|---|
RNI | 38,69 | 36,86 % |
PI | 17,80 | 16,96 % |
PAM | 14,67 | 13,98 % |
USFP | 6,18 | 5,89 % |
PJD | 4,98 | 4,74 % |
PPS | 4,80 | 4,57 % |
FGD | 3,31 | 3,15 % |
UC | 3,30 | 3,14 % |
MP | 3,24 | 3,09 % |
Total (9 partis) | 96,97 | 92,38 % |
Les dépenses : entre gestion rigoureuse et zones grises
Les 91,37 MDH de dépenses enregistrées en 2023 sont, pour l’essentiel, absorbées par la gestion courante (salaires, locations, fonctionnement), représentant 92,35 % du total. Mais derrière cette façade budgétaire, la Cour relève des insuffisances de justification sur 6,27 % des montants dépensés.
Parmi les irrégularités :
- 3,4 MDH de salaires sans pièces justificatives (6 partis),
- 600 kDH de loyers non appuyés de quittances (6 partis),
- Des dépenses courantes non documentées représentant jusqu’à 90 % des charges chez certains petits partis,
- Et des factures floues ou non libellées au nom du parti.
Ressources propres : des anomalies persistantes
Le rapport pointe également 1,72 million de dirhams de ressources irrégulières dans 8 partis, dont :
- 865 900 DH encaissés en espèces au-delà du plafond légal (10 000 DH),
- 853 000 DH non accompagnés de justificatifs.
Des noms apparaissent : le PJD cumule à lui seul plus de 550 000 DH non justifiés. Le Parti de l’Équité, le PND ou encore le PCI sont épinglés pour des flux en espèces en violation directe de la loi.

La question qui fâche : les fonds à restituer
C’est l’un des volets les plus sensibles du rapport : 15 partis n’ont pas restitué un total de 21,96 millions de dirhams de subventions publiques jugées indues, non utilisées, ou non justifiées. Certains n’ont rien restitué depuis des années, malgré les rappels annuels de la Cour.
Les plus mauvais élèves :
Parti | Montant non restitué |
---|---|
PI (Istiqlal) | 11,47 MDH |
MP (Mouvement Populaire) | 5,39 MDH |
MDS | 1,56 MDH |
PDN | 942 kDH |
PML | 301 kDH |
Les plus vertueux :
Parti | Total restitué |
---|---|
RNI | 12,26 MDH |
PJD | 9,18 MDH |
UC | 2,38 MDH |
USFP | 425 kDH |
PAM | 310 kDH |
Ce différentiel révèle une ligne de fracture entre les partis qui prennent la conformité au sérieux… et ceux qui s’en affranchissent systématiquement.
Indicateurs de performance relatifs à la restitution des montants du soutien non utilisé ou non justifié, (jusqu’à fin mars 2025)
Parti politique | Montants non restitués | Total restitué |
---|---|---|
Parti du Rassemblement National des Indépendants | 0 | 12 268 867,35 |
Parti de la Justice et du Développement | 0 | 9 179 348,67 |
Parti de l’Istiqlal | 11 468 643,63 | 6 272 778,05 |
Parti de l’Union Constitutionnelle | 0 | 2 385 642,29 |
Parti du Progrès et du Socialisme | 310 320,21 | 1 655 709,84 |
Parti Marocain Libéral | 301 027,49 | 771 418,10 |
Parti de la Réforme et du Développement | 713 141,18 | 749 960,34 |
Parti de l’Union Socialiste des Forces Populaires | 0 | 425 381,61 |
Parti Al Amal | 0 | 418 889,00 |
Parti Authenticité et Modernité | 0 | 310 158,51 |
Parti du Front des Forces Démocratiques | 0 | 287 778,47 |
Parti de la Liberté et de la Justice Sociale | 0 | 241 272,23 |
Parti des Néo-Démocrates | 0 | 209 606,19 |
Parti de l’Environnement et du Développement Durable | 109 185,27 | 197 592,84 |
Parti de l’Unité et de la Démocratie | 115 429,35 | 141 515,15 |
Parti du Congrès National Ittihadi | 0 | 81 994,11 |
Parti Marocain des Verts | 264 044,77 | 80 000,00 |
Parti de l’Action | 0 | 66 094,82 |
Parti de l’Avant-garde Démocratique et Sociale | 0 | 61 064,19 |
Parti du Mouvement Populaire | 5 397 080,00 | 58 550,18 |
Parti de la Choura et de l’Istiqlal | 0 | 27 174,21 |
Parti du Centre Social | 0 | 12 952,23 |
Parti de la Société Démocratique | 411 450,33 | 11 315,77 |
Parti Socialiste Unifié | 0 | 3 294,36 |
Parti du Mouvement Démocratique et Social | 1 562 962,34 | 0 |
Parti de l’Équité | 66 034,77 | 0 |
Parti Démocrate National | 942 193,70 | 0 |
Parti Annahda | 35 366,15 | 0 |
Parti de la Renaissance et de la Vertu | 23 610,38 | 0 |
Parti Al Ahd Addimocrati | 240 000,00 | 0 |
Total | 21 960 489,57 | 35 918 358,51 |
Une gouvernance encore lacunaire
Malgré des progrès sur la qualité comptable, la gouvernance interne des partis reste souvent artisanale:
- 6 partis n’ont aucun salarié.
- 8 recourent à des bénévoles pour des fonctions administratives ou financières.
- Seuls 2 partis ont mis en place des programmes de formation continue.
La Cour dénonce également une absence de procédures internes, une faible traçabilité du patrimoine, et des budgets non formellement adoptés par les organes décisionnels de nombreux partis.
Médias partisans : une zone grise dans la gouvernance
Six partis ont déclaré détenir sept sociétés actives dans les domaines du journalisme, de l’édition et de l’impression. Ces structures servent souvent de bras médiatiques, mais leur gouvernance soulève des interrogations :
- Faible transparence : peu d’éléments sont fournis sur les liens juridiques et financiers entre le parti et ses entités médiatiques.
- Absence de contrôle interne : un seul parti a déclaré exercer un suivi régulier de la gestion de ses médias via une commission financière interne.
Ce que la Cour recommande
La Cour des comptes appelle à un sursaut collectif :
- Production des comptes dans les délais et appuyés par des experts-comptables,
- Restitution des fonds dus au Trésor,
- Mise en place de systèmes comptables fiables et centralisés,
- Et harmonisation du cadre réglementaire avec les réalités opérationnelles.
Elle suggère par ailleurs au ministère de l’Intérieur d’intensifier l’accompagnement technique des formations politiques, notamment via la mise en place d’un système d’information comptable commun.
Une alerte sur la santé réelle du système partisan
Ce rapport dresse un constat préoccupant : un paysage partisan déséquilibré, où seuls quelques partis structurés accaparent les ressources et les respectent, pendant que le reste navigue à vue, sans cadre ni responsabilité.
Au-delà des chiffres, ce rapport pose une question fondamentale : comment bâtir une démocratie solide avec des partis faibles dans leur gouvernance, opaques dans leurs comptes et inégaux devant la loi ?
Alors que les échéances de 2026 s’annoncent cruciales, l’intégrité financière des partis devient un enjeu de confiance civique autant qu’un impératif institutionnel.
La démocratie ne peut pas s’incarner dans des partis qui n’ont ni comptes, ni comptables, ni comptes à rendre.