Égarement annoncé : la prophétie soufie de Toufiq sur la Boutchichiya

La disparition, en août 2025, de Cheikh Jamal Eddine El Qadiri Boutchich a plongé la zaouia Boutchichiya dans une tourmente inédite. Entre guerre de communiqués, divisions internes et luttes d’influence, la voie soufie la plus rayonnante du Maroc se retrouve fragilisée. Pour la première fois depuis des décennies, la confrérie Boutchichiya se retrouve sans dépositaire incontesté du sirr de la voie. Lignée après lignée, de Sidi al-Hajj Abbas à Sidi Hamza puis à Jamal Eddine, la transmission avait toujours préservé le secret initiatique et assuré l’unité des fuqara’.

Aujourd’hui, ce fil de lumière paraît rompu : entre l’argent et l’influence, la tariqa demeure suspendue, privée de ce pivot spirituel qui, depuis des générations, orientait le tawajjuh collectif et protégeait la baraka de l’égarement.

Pourtant, cette crise n’a rien d’imprévisible : 3 ans avant la disparition de Cheikh Jamal Eddine, le ministre des Affaires islamiques, Ahmed Toufiq, avait couché sur le papier une mise en garde qui résonne aujourd’hui comme une prophétie. Dans une lettre confidentielle adressée à Mounir Boutchich, il mettait à nu les germes d’un “bidayat marad at-tariq” – un « début de maladie de la voie » – et désignait sans détour les périls qui menacent aujourd’hui l’unité de la confrérie.

Toufiq y dénonçait la tentation de transformer la voie en institution familiale et l’impatience du fils aîné, pressé d’endosser le rôle de cheikh sans l’humilité nécessaire, ainsi que son recours supposé à des pratiques occultes – recours aux « rouhaniyyat », intermédiaires spirituels ou humains, assimilés à la sorcellerie. Pour le ministre éclairé, ces méthodes « ne laissent entre elles et le charlatanisme qu’un fil ténu ».

La baraka ne se partage pas comme un héritage matériel

Datée du 28 octobre 2022, la missive, adressée à « Sidi Mounir », détaillait les dérives qui menaçaient déjà l’équilibre de la confrérie. Dans ce texte, il rappelait que la tariqa est fragile comme une baydat ad-dīn (œuf de religion), et qu’elle ne survit que par le tawajjuh, le dhikr et la sincère muskina – humilité – des héritiers spirituels. L’histoire des confréries, écrivait-il, a montré comment les querelles entre fils de cheikhs et la dispersion des fuqarā’ conduisent à l’effritement des voies.

Plus grave encore, il avertissait que transformer la zaouia en affaire familiale allait inévitablement mener à la division. Il rappelait les précédents de l’histoire soufie marocaine : des lignées de saints brisées par des querelles d’héritiers, où la recherche de la baraka se confondait avec l’appât du gain et la possession de biens matériels.

Zaouyia

Toufiq s’oppose avec fermeté à la transformation de la tariqa en “mou’assassa ‘a’iliya” – une institution familiale – où l’on se partagerait la baraka comme un héritage matériel. Pour lui, l’essence de la Boutchichiya n’a jamais été l’appartenance du sang, mais la suhba : la compagnie d’un cheikh « ‘arif bil-masalik » (connaisseur des chemins), guidant les cœurs dans l’humilité.

Il rappelait que Sidi Hamza n’aurait jamais toléré « l’odeur même » de la multiplicité dans la voie, car celle-ci pervertit son essence : at-tawajjuh, l’orientation unique du disciple vers Dieu à travers son maître.

Humilité et muskina contre la tentation du pouvoir

Le ministre enjoignait Mounir à revêtir la “muskinah as-sadiqa” – une sincère humilité – à l’image de Sidi al-Hajj Abbas, et à cultiver le tawadu‘ al-haqq, l’humilité véritable, telle que la personnifiait Sidi Hamza malgré sa forte personnalité. Cette attitude, selon Toufiq, est la condition même du ta’heel zahiri wa batini – la qualification extérieure et intérieure – sans laquelle nul prétendant ne peut aspirer à la mashyakha.

La Zaouyia et les vents sataniques de la sorcellerie

Plus inquiétant encore, Toufiq dénonçait les indices d’un recours à des moyens occultes : ar-rawahin, al-marwahanin. Des termes qui, dans le lexique soufi, renvoient aux pratiques de sorcellerie et de manipulation par les djinns ou par des hommes “mrouhanin” (placés sous influence).

Le ministre tranche : ces méthodes ne diffèrent du charlatanisme (at-tadjlil) que par « un fil ténu ». Citant le verset coranique « وإنه كان رجال من الإنس يعوذون برجال من الجن فزادوهم رهقا », il rappelle que de telles voies ne mènent qu’à l’errance et à la perte.

Avec un ton presque autobiographique, il confie :

« J’ai moi-même affronté, des années durant, ces pratiques de ta‘zīmāt et de tamā’im, ces carrés magiques et ces talismans utilisés pour nuire aux gens. On les retrouve partout : à Casablanca, Fès, Souss, en Algérie, en Mauritanie et dans d’autres pays d’Afrique. Mais tous ceux qui s’y adonnent n’en ont jamais tiré le moindre bénéfice. »

Toufiq affirme même avoir ressenti, « dans son corps et dans sa gestion », l’effet de ces ṭalāsim (formules occultes) qui finissaient toujours par s’éteindre, car – écrit-il – « je n’ai jamais cherché le bien matériel ni causé d’injustice ». Pour lui, ces « riyāḥ shayṭāniyya » – vents sataniques – ne trouvent prise que dans les âmes souillées par la quête mondaine.

La frontière ténue entre sirr et siḥr

Toufiq rappelle ici une vérité centrale du soufisme : là où le cœur s’attache à la dunya, le démon trouve son passage. Il cite le verset coranique : « إن عبادي ليس لك عليهم سلطان » (Mes serviteurs, tu n’as sur eux aucune autorité), pour souligner que l’homme sincère, détaché du monde, demeure hors d’atteinte de ces influences.

Dans cette perspective, il distingue les dajjalūn – charlatans – qui pullulent dans le domaine de la magie, et les rares “ṣādiqīn mutamakkīn” (véritables maîtres), qu’il dit avoir connus à Marrakech et à Taroudant, reliés aux ‘ulawiyyīn (les djinns lumineux supérieurs) et capables de dominer les marrada sufliyyīn (démons inférieurs). Deux figures qu’il présente comme ayant réellement servi le pays, loin de toute suspicion et de toute compromission.

La fragilité de la voie : “baydat ad-din”

Toufiq compare la zaouia à une “baydat ad-din” – un œuf de religion – dont la coquille peut se briser à la moindre fissure. Il avertit que la multiplication des factions, l’appât des biens matériels et les ambitions des héritiers mèneront inévitablement à la division des fuqara’, les disciples.

Il cite l’histoire des descendants de Moulay Bouazza, dont les querelles internes ont fragmenté la voie pendant des siècles, pour montrer que la Boutchichiya n’est pas à l’abri du même destin.

Le rôle du Roi, “Imam al-Bilad”

La lettre rappelle aussi que la pérennité de la voie repose sur un partenaire essentiel : Imam al-Bilad, Commandeur des Croyants, le Roi Mohammed VI, garant de l’unité spirituelle. Le ministre souligne que le Souverain « ne peut accepter que la voie s’affaiblisse ou disparaisse ». La récente missive de la famille Boutchich au Roi pour valider Mounir comme successeur en 2025 illustre parfaitement ce rôle d’arbitre suprême.

Une clairvoyance confirmée par l’actualité

En 2022, Toufiq alertait sur les “tashwishat” – perturbations – qui troublaient déjà le dhikr, sur les excès de mise en scène lors du Mawlid, sur la confusion entre le rassemblement des fuqara’ et des festivals médiatiques autour du soufisme. Il voyait poindre l’influence des “tullab ad-dounia” – chercheurs de mondanité – dans l’entourage de Mounir.

En 2025, ses avertissements se matérialisent : guerre de communiqués, rivalité ouverte entre Mounir et Mouad, report du Forum mondial du soufisme, soupçons de pratiques dévoyées.

Un texte prophétique

Cette lettre, écrite avec la plume d’un ministre mais le souffle d’un faqir, apparaît aujourd’hui comme une wasiyya – un testament – adressée à la Boutchichiya. Elle rappelle que la tariqa ne survit que par la sincérité du tawajjuh, la force du dhikr et l’effacement de l’ego (mawt qabl al-mawt, “mourir avant de mourir”).

Si elle est ignorée, prévenait Toufiq, la voie sombrera dans l’“inḥirāf” – la déviation – où les héritiers disputent la baraka comme un bien mondain, où les fuqara’ s’éparpillent, et où la tariqa devient une coquille vide, “bayda mu’arraḍa lil-kasr”.

L’actualité donne à cette lettre la force d’une prophétie : l’égarement que Toufiq redoutait s’accomplit sous nos yeux.

Nawfal Laarabi
Nawfal Laarabi
Intelligence analyst. Reputation and influence Strategist 20 années d’expérience professionnelle au Maroc / Spécialisé dans l’accompagnement des organisations dans la mise en place de stratégies de communication d’influence.

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