Un effet d’annonce aux répercussions médiatiques, diplomatiques et économiques
Le partenariat stratégique annoncé fin mai 2025 entre le groupe français Casino et la holding marocaine H&S Invest de Moncef Belkhayat a fait grand bruit. L’accord, signé à Rabat en présence du ministre marocain de l’Industrie et du Commerce Ryad Mezzour et de l’ambassadeur de France Christophe Lecourtier, prévoit l’ouverture de 210 points de vente sous enseignes Franprix et Monoprix sur dix ans. Cette annonce ambitieuse – couvrant l’ensemble du territoire marocain – s’est rapidement propagée dans la presse et a été interprétée comme un signal fort d’investissement étranger au Maroc. Casino et H&S Invest ont mis en avant des retombées économiques notables : création de plus de 1 000 emplois directs et indirects d’ici 2030 et mise en place d’une première centrale d’achat moderne au service des épiceries de quartier, pour un investissement total d’environ 1 milliard de dirhams. Pour Casino, l’opération s’inscrit d’ailleurs dans sa stratégie d’expansion internationale par la franchise – un moyen de valoriser la force de ses marques sur de nouveaux marchés. Le coup d’éclat de cette implantation a aussi une portée diplomatique : la présence d’un haut représentant de l’État français lors de la cérémonie symbolise le soutien officiel à ce projet et la confiance des investisseurs étrangers dans le marché marocain, renforçant ainsi la résonance de l’annonce au-delà du cercle des affaires.
Un rapprochement stratégique des réseaux d’affaires franco-marocains
Cette alliance Casino–Belkhayat s’insère dans un contexte de rapprochement accru entre la France et le Maroc sur les plans économique et politique. Après une phase de relations plus froides, Paris et Rabat affichent depuis 2024 une volonté de rebâtir des liens forts. La France a notamment fait évoluer sa position diplomatique en reconnaissant la souveraineté du Royaume sur le Sahara, un acte perçu comme un tournant décisif mettant fin à la dégradation des relations bilatérales. Dans ce climat apaisé, la conclusion d’un partenariat commercial d’ampleur s’inscrit dans une dynamique de confiance mutuelle renouvelée. En s’associant à un opérateur local solide, Casino rejoint la lignée des success stories franco-marocaines dans la distribution – à l’image de Carrefour, implanté via le groupe Label’Vie qui domine le secteur. Côté marocain, cette opération contribue à projeter une image de pays ouvert et attractif, capable d’attirer des enseignes internationales de premier plan malgré un environnement mondial incertain. Sur le plan diplomatique enfin, l’alliance est perçue comme un symbole de l’interdépendance fructueuse entre Rabat et Paris : elle mêle opportunité économique et geste de soutien, consolidant un peu plus le partenariat d’exception unissant les deux pays.
Marché de la distribution au Maroc : un espace pour un nouvel entrant ?
Poids du circuit moderne vs traditionnel. Le marché marocain de la distribution alimentaire est encore largement dominé par le circuit traditionnel (petites épiceries de quartier, souks, marchés). La grande distribution moderne (hypermarchés, supermarchés, supérettes organisées) ne représente qu’environ 15% à 20% des ventes totales, contre plus de 90% en France. Autrement dit, sur les quelque 200 milliards de dirhams du marché de l’épicerie, à peine 30 à 40 milliards passent par les enseignes modernes, le reste étant capté par l’informel. Ce faible taux de pénétration signifie qu’il existe potentiellement une marge de croissance pour de nouveaux acteurs, à condition de convertir la clientèle habituée aux « hanouts » (épiceries traditionnelles). Néanmoins, cette croissance du formel est lente et la concurrence y est de plus en plus vive, car les grands groupes cherchent tous à attirer les mêmes consommateurs urbains émergents.
Acteurs dominants et parts de marché. Le secteur moderne est aujourd’hui dominé par deux grands groupes locaux : Marjane Holding (adossé au fonds Al Mada) et Label’Vie (franchisé de Carrefour). À eux deux, ils contrôlent près de 75% des surfaces de vente de la grande distribution organisée. Marjane Holding (groupe parfois désigné sous le nom de Cofarma) exploite les hypermarchés Marjane ainsi que les supermarchés Marjane Market (ex-Acima). Marjane Holding totalise plus de 171 magasins. Le groupe Label’Vie, lui, exploite un modèle multi-format sous enseignes Carrefour : hypermarchés Carrefour, supermarchés Carrefour Market, formats de hard-discount Supeco et entrepôts Atacadao (hypercash). Fin 2024, le Groupe LabelVie exploitait un total de 270 magasins au Maroc, répartis entre ses différentes enseignes. En troisième position vient l’enseigne turque BİM (hard-discount de proximité) qui, malgré des magasins beaucoup plus petits, a implanté un réseau tentaculaire de plus de 734 supérettes (avec 4 centres logistiques) . BİM détient ainsi ~16% de la surface de vente totale moderne et sans doute une part de marché en valeur plus élevée sur certains produits du fait de son positionnement prix agressif. Enfin, le groupe marocain Ynna (famille Chaâbi) reste présent via ses hypermarchés Aswak Assalam (15 magasins, ~7% des surfaces, bien qu’il soit distancé par les enseignes précitées. D’autres acteurs plus modestes complètent le paysage : la franchise U Express (4 supermarchés en 2022), quelques indépendants (ex: Yoto, certains Cash & Carry locaux), mais leur poids est marginal au niveau national.
Hard-discount : la guerre BIM–Kazyon. S’il y a un segment en plein bouleversement, c’est celui du discount de proximité. Le turc BIM, présent depuis 2009, s’était imposé comme le leader du format supérette hard-discount dans les quartiers populaires, avec une politique de prix cassés et un assortiment réduit. En 2023-2024, BIM a toutefois vu surgir un concurrent de taille : l’enseigne égyptienne Kazyon. En seulement un an après son lancement au Maroc fin 2023, Kazyon a ouvert 116 magasins à travers le Royaume, atteignant plus de 150 magasins début 2025. La bataille du hard-discount est donc déclarée entre le « vétéran » turc, le nouveau challenger égyptien et les Supecos de Label’Vie, à coups de pénétration territoriale rapide et de prix toujours plus attractifs. Cette concurrence accrue profite aux consommateurs en tirant les prix vers le bas et en forçant les enseignes à innover et améliorer l’expérience client. En revanche, elle complique l’arrivée d’un nouvel entrant comme Casino sur le segment prix.
Formats dominants et tendances d’achat. Historiquement, le format hypermarché a été le fer de lance de la grande distribution marocaine (ouverture du 1er Marjane en 1990, puis d’autres hypers dans les années 2000). Aujourd’hui encore, les hypers génèrent une part importante du chiffre d’affaires (ex: 18,4 Mds MAD en 2023, soit ~60% des ventes GMS). Toutefois, on observe un glissement vers des formats plus petits et de proximité. Les enseignes multiplient les supermarchés urbains et supérettes, pour se rapprocher des clients et capter les courses du quotidien. Par exemple, Label’Vie a ouvert un nombre record de 91 magasins en 2024, principalement en supermarchés Carrefour Market et en cash&carry Atacadao. BIM et Kazyon misent exclusivement sur des supérettes de 200 à 400 m² intégrées dans les quartiers. Ces formats « proxi » répondent à l’évolution du mode de vie : urbanisation (64% de citadins en 2020 vs 52% en 1995) et rythme plus rapide, avec des consommateurs recherchant la commodité et la proximité. Par ailleurs, les pressions économiques récentes (inflation alimentaire élevée) ont influencé les comportements d’achat : les ménages arbitrent davantage sur les prix, réduisent le panier moyen et se tournent vers les promotions ou les produits à marque de distributeur. Les jeunes urbains notamment n’hésitent plus à comparer les prix unitaires et à tester des marques moins chères. Les distributeurs l’ont compris : ils renforcent leurs gammes MDD et discount.
En synthèse, le marché de la distribution marocaine est à la fois prometteur (faible taux de pénétration du moderne, consommation intérieure en croissance sur le long terme) et très concurrentiel sur la partie déjà modernisée. Le nouveau réseau ( Casino avec Franprix / Monoprix) devra affronter des concurrents installés sur tous les segments : Marjane sur les gros hyper et le e-commerce naissant, Marjane Market /Carrefour/Label’Vie sur le multi-format urbain, et BIM/Kazyon sur le bas prix de quartier. La place pour Casino existe principalement en convertissant une partie du vaste marché informel ou en captant de nouveaux besoins, plutôt qu’en espérant détrôner un acteur en place dans son cœur de cible.
Synergies et contradictions du projet Casino avec le réseau H&S
Le partenariat avec Casino – qui implique de créer un réseau propre de magasins (Franprix, Monoprix) – place Moncef Belkhayat dans une position double, à la fois fournisseur et concurrent de la distribution existante. Du côté des synergies, elles sont évidentes : H&S/Dislog va pouvoir approvisionner ses propres magasins en s’appuyant sur sa logistique éprouvée. Ses entrepôts et camions qui desservent déjà tout le pays livreront aisément les futurs Franprix/Monoprix. Mieux, Dislog pourra remplir les rayons des magasins Casino avec les produits de son portefeuille : on peut s’attendre à voir en bonne place les articles distribués par Belkhayat (les shampoings P&G, le café Jacobs, les biscuits Edita qu’il fabrique localement, etc.). Cela garantit au démarrage du réseau une assurance d’approvisionnement et possiblement de meilleures marges (puisqu’il intégrera une partie des marges distributeur-fournisseur). Belkhayat l’a d’ailleurs souligné en ces termes (lors d’un entretien) : « Grâce à l’ancrage local et à la solidité opérationnelle de H&S Invest Holding, nous pourrons déployer rapidement un réseau de magasins performants, en phase avec l’évolution des modes de consommation des Marocains ». On peut donc imaginer une intégration verticale efficace entre Dislog et les enseignes Casino, ce qui est cohérent stratégiquement (beaucoup de distributeurs cherchent à internaliser la chaîne de valeur pour réduire les coûts). En outre, ce projet diversifie le groupe H&S : après l’industrie et le B2B, Belkhayat ajoute une corde retail B2C à son arc, lui permettant de capter in fine la vente au consommateur final et d’avoir la maîtrise de la donnée client (ce qu’il n’avait pas en n’étant “que” fournisseur). Cela peut renforcer l’ensemble de son écosystème d’affaires.
Néanmoins, il y a un revers de la médaille : ce mouvement peut entrer en contradiction avec le réseau existant de H&S et soulever des conflits d’intérêt. Jusqu’ici, Moncef Belkhayat se présentait comme un partenaire des détaillants (y compris des petits hanouts), les accompagnant sans les concurrencer directement. Désormais, avec ses propres magasins Franprix/Monoprix, il devient un détaillant lui aussi. Chaque fois qu’un Franprix ouvrira dans un quartier, il fera potentiellement de l’ombre aux épiceries alentour – épiceries qui, ironiquement, peuvent être clientes de Dislog (puisque Dislog leur fournit des produits de grande consommation). Ce scénario pourrait être perçu comme une concurrence déloyale par certains petits commerçants. Belkhayat en est conscient et a insisté sur le fait que son ambition de 210 magasins demeure modeste et « ne fera pas disparaître l’épicerie traditionnelle », mais vise à la moderniser sans la tuer (selon ses déclarations dans la presse). Il mise sur le fait que 210 magasins en 2035, rapporté aux ~200 000 épiceries du Maroc, c’est une goutte d’eau. Effectivement, cela ne remplacera qu’une fraction minime du tissu traditionnel. Cependant, dans les zones où Franprix/Monoprix s’implanteront, la concurrence locale sera bien réelle.
L’autre point sensible concerne les fournisseurs et clients B2B de Dislog. En tant que distributeur multi-marques, Dislog dessert les hypermarchés concurrents (il vend par exemple les produits P&G sur les rayons de Marjane, Carrefour, etc.). Désormais, H&S aura ses magasins en plus. Les partenaires industriels de Belkhayat pourraient craindre qu’il favorise ses propres enseignes (en réservant des promos exclusives à Franprix, en priorisant les stocks pour son réseau, etc.) au détriment de leurs ventes chez Carrefour/Marjane. Belkhayat devra rassurer en cloisonnant les activités : d’un côté Dislog continue de servir tous les circuits de distribution de façon neutre, de l’autre H&S Retail développe Franprix/Monoprix. Sur le plan financier également, il devra veiller à ce que l’investissement lourd que représente l’ouverture de 200+ magasins n’affaiblisse pas la structure de son groupe industriel ou n’inquiète ses investisseurs (H&S a multiplié les levées de fonds et doit maintenir la confiance).
Le précédent de l’échec Hanouty. Moncef Belkhayat n’en est pas à sa première tentative de modernisation du commerce de proximité. En 2007, il avait lancé le projet Hanouty – un réseau d’épiceries de proximité modernisées et unifiées sous une même enseigne (“Hanouty” signifie “mon épicerie” en dialecte marocain). Ce projet pilote visait justement à intégrer les petits détaillants dans un réseau organisé, bien avant l’arrivée de BIM. L’initiative s’est soldée par un échec retentissant en l’espace de deux ans : « deux ans après son lancement, l’aventure du réseau Hanouty s’achève à l’automne 2009 ». Les raisons de cet échec ont été largement commentées et Moncef Belkhayat lui-même en a tiré des leçons publiques.
Un timing calculé au service de la stratégie de l’IPO
Pour Moncef Belkhayat, président de H&S Invest, l’accord avec Casino s’inscrit dans une stratégie de communication et de croissance savamment orchestrée. Depuis fin 2024, l’homme d’affaires multiplie en effet les annonces de partenariats, acquisitions et projets à un rythme soutenu – près d’une à deux communications majeures par semaine – qui entretient sa visibilité médiatique. Ce tempo effréné coïncide avec la préparation de l’introduction en bourse de son groupe Dislog (spécialisé dans la distribution et l’industrie FMCG), attendue à l’horizon 2026. Belkhayat s’emploie ainsi à crédibiliser et étoffer son groupe aux yeux des investisseurs : entrée de fonds d’investissement internationaux, croissance externe et diversification sectorielle. En 2024, Dislog a réussi à lever plus de 1 milliard de dirhams en equity, avec l’entrée au capital du fonds SPE Capital puis de la BERD début 2025 (qui a injecté 25 M$) pour soutenir un ambitieux programme de croissance. Parallèlement, le groupe a enchaîné les opérations de croissance externe – 16 acquisitions depuis sa création, dont la moitié pour la seule année 2023 – consolidant sa position sur des segments variés (agroalimentaire, cosmétique, logistique, etc.).
L’initiative conjointe avec Casino, conclue en mai 2025, s’aligne parfaitement avec cette trajectoire : elle permet à Belkhayat de se positionner en conquérant du retail national tout en bénéficiant de la renommée de marques françaises établies. Sur le plan de la communication, l’annonce a été largement relayée, offrant à Moncef Belkhayat une tribune supplémentaire pour mettre en avant sa vision. Ce dernier n’a pas manqué de souligner sa « fierté de s’associer à un acteur international de référence » et l’innovation qu’apporteront Franprix et Monoprix au commerce de proximité marocain. En somme, cette opération semble s’inscrire dans une dynamique de visibilité stratégique pour H&S Invest et son dirigeant, à un moment où le groupe intensifie ses initiatives de développement et de communication institutionnelle, dans la perspective de son introduction en bourse. Elle participe à la construction d’un récit de croissance et de diversification, susceptible de renforcer la confiance des partenaires économiques et des investisseurs potentiels.. La cadence soutenue de ses annonces publiques depuis l’automne 2024 – acquisitions emblématiques (glacier Venezia Ice en mars 2025, rachat du distributeur espagnol Chef Sam fin 2024, etc.), joint-ventures et levées de fonds – traduit une volonté d’inscrire son groupe dans une dynamique de réussite et de croissance ininterrompue, de nature à renforcer la confiance des investisseurs avant l’échéance boursière.
Des limites stratégiques : un partenariat en décalage avec les priorités nationales
Si l’implantation de Casino via H&S Invest constitue incontestablement un coup médiatique et une opération rentable pour les parties prenantes, son apport réel à l’économie marocaine soulève quelques questions stratégiques. Plusieurs analystes pointent en effet des limites et incohérences :
- Une initiative en marge de la nouvelle stratégie commerciale du Royaume. La même semaine que l’annonce Casino, le gouvernement marocain dévoilait une nouvelle stratégie nationale du commerce mettant l’accent sur les circuits courts, la production locale et la digitalisation du petit commerce. L’axe principal est de favoriser des canaux de distribution courts et intégrés – par exemple en rapprochant producteurs locaux et consommateurs – et de soutenir le commerce indépendant via la transformation numérique. Dans ce cadre, l’implantation d’une chaîne de distribution étrangère fondée sur l’importation de concepts et de produits standardisés apparaît quelque peu déconnectée de ces orientations. Contrairement à l’esprit de souveraineté économique et de valorisation des produits locaux prôné dans les discours officiels, le modèle Franprix/Monoprix repose sur une logistique centralisée et une offre en partie importée, du moins dans un premier temps. De même, plutôt que de revitaliser les commerces de centre-ville existants, le risque est de créer de nouvelles unités ex-nihilo et d’accroître la part des grandes enseignes dans la distribution, à rebours d’une logique de commerce de proximité intégré au tissu local. Ce décalage stratégique a été relevé par certains commentateurs, qui y voient un exemple de projet privé ne s’alignant pas sur les priorités publiques du moment (réduction de la dépendance aux importations, valorisation du terroir, etc.).
- Quel impact sur la balance commerciale ? L’accord ne prévoit aucune composante exportatrice susceptible d’améliorer le déficit commercial chronique du Maroc. Il s’agit d’implanter des magasins de distribution qui écouleront en grande partie des produits fabriqués à l’étranger ou issus d’importations, ce qui risque au contraire d’alourdir la facture des importations. Cette orientation paraît peu alignée avec l’objectif gouvernemental affiché de réduire le déficit structurel de la balance commerciale à l’horizon 2025-2027. En lançant sa feuille de route du commerce extérieur, le gouvernement a insisté sur la nécessité de renforcer la compétitivité du Made in Morocco et de mieux couvrir les importations par des exportations – une exigence à laquelle la franchise Casino, essentiellement tournée vers le marché domestique, ne répond pas directement. Aucune donnée n’indique par exemple que ce partenariat favoriserait l’exportation de produits marocains via les canaux du groupe Casino.
- Peu d’effet sur la formalisation de l’informel. Le commerce de détail marocain demeure dominé par quelque 250 000 petits commerces de proximité (les hanouts), dont une grande partie opère de manière informelle. Le gouvernement a déployé récemment un programme ambitieux de modernisation de ce petit commerce, incluant digitalisation des transactions, formation et aide à l’équipement, afin d’intégrer ces commerçants dans le circuit formel et d’améliorer leur productivité. Or, l’arrivée de nouvelles supérettes modernes Franprix et Monoprix – bien qu’apportant une offre diversifiée aux consommateurs urbains – ne contribue pas directement à cette formalisation de l’informel. Ces magasins risquent même d’exercer une pression concurrentielle accrue sur les épiciers traditionnels, sans pour autant les inclure dans leur modèle (malgré la mise en place annoncée d’une centrale d’achat accessible aux petits détaillants). En clair, l’opération profiterait au secteur formel organisé, mais laisserait en marge le tissu informel qui représente une part significative de l’emploi et de l’économie locale.
Que cherche Moncef Belkhayat en dénonçant sur une chaîne nationale le «mariage politique-business» ?
Pris par l’emballement médiatique, Moncef Belkhayat s’est aventuré lors d’un passage sur Medi1TV, à dénoncer le “mariage politique-business”, affirmant vouloir tracer une ligne étanche entre son engagement patriotique et ses activités entrepreneuriales. Il a d’ailleurs officialisé en 2019 son retrait de la vie politique pour, selon ses propres termes, « se consacrer à [ses] affaires ». Cette prise de distance vis-à-vis de la sphère politique – présentée comme un choix éthique et stratégique – tranche avec le parcours de Moncef Belkhayat lui-même.
En effet, l’homme d’affaires a longtemps été un acteur politique de premier plan : ministre de la Jeunesse et des Sports de 2009 à 2011, élu local à Casablanca, et membre du bureau politique du Rassemblement national des indépendants (RNI) – le parti dirigé par l’actuel Chef du gouvernement Aziz Akhannouch, qui est lui même homme d’affaires et première fortune du Maroc.
La critique du mélange des genres politique/affaires peut donc apparaître paradoxale et curieuse, s’agissant d’un profil ayant navigué entre ces deux univers.
A-t-il cherché à marquer sa distance avec Akhannouch ?
Ou voulait-il faire savoir, à qui de droit, que ses sorties médiatiques n’avaient aucun lien avec un éventuel retour en politique ?
Quoi qu’il en soit, le décalage entre le positionnement actuel de Moncef Belkhayat et son parcours public antérieur suscite une lecture nuancée dans les milieux économiques. Sans remettre en cause la solidité de son parcours entrepreneurial, certains observateurs soulignent que son expérience dans la sphère publique et sa connaissance des dynamiques institutionnelles ont pu constituer des atouts dans la structuration de son groupe. Aujourd’hui, en tant que franchisé d’une enseigne internationale, il lui revient de tracer les contours d’un nouveau rôle, centré sur la performance économique et la création de valeur, dans un environnement où la lisibilité entre engagement privé et passé politique demeure un enjeu d’image et de gouvernance.
Conclusion
En conclusion, l’implantation du groupe Casino au Maroc via un partenariat avec Moncef Belkhayat revêt une dimension stratégique multiple. D’un côté, elle illustre le renforcement des liens économiques franco-marocains à un moment opportun, tout en confortant l’attractivité du Royaume auprès des investisseurs étrangers. De l’autre, elle soulève des questions sur sa portée structurelle
pour l’économie marocaine : alignement imparfait avec les objectifs nationaux de commerce extérieur et de développement du commerce local, et persistance des défis du secteur informel. Pour Moncef Belkhayat, cette opération s’inscrit dans une saga entrepreneuriale personnelle marquée par l’ambition et le sens du timing – non sans quelques dissonances entre le discours tenu (sur la séparation du politique et du business) et la réalité de son parcours. En tant que note d’analyse, il convient de retenir que ce partenariat est à la fois un signal positif pour l’environnement d’affaires du Maroc et un étude de cas sur les arbitrages entre intérêts privés et vision stratégique nationale. Le défi sera de voir dans quelle mesure ce projet saura contribuer, au-delà de l’effet d’annonce, à la création de valeur durable et en phase avec les priorités du pays.
Enfin, avec les enseignes Franprix et Monoprix, Moncef Belkhayat ne se positionne pas en complément des acteurs existants, mais bien en concurrence frontale avec les deux piliers de la distribution moderne au Maroc : Carrefour (via Label’Vie) et Marjane Market. Franprix vise le segment de la proximité urbaine accessible, là où Carrefour Market et Marjane Market déploient déjà un réseau dense de supermarchés de quartier. Quant à Monoprix, historiquement positionnée sur un registre plus premium et « lifestyle », elle cible directement la même clientèle que les formats Carrefour Gourmet ou les supermarchés de centre-ville Marjane dans les quartiers à fort pouvoir d’achat. Autrement dit, Belkhayat ne cherche pas un créneau non exploité, mais bien à capter des parts de marché déjà disputées, avec pour levier différenciant une promesse d’expérience client, de praticité et de marketing de marque qu’il faudra démontrer face à des opérateurs très implantés, disposant d’une longueur d’avance logistique et relationnelle.