À deux ans de l’élection présidentielle française, plusieurs indices laissent entrevoir l’émergence d’une figure politique inédite en france : celle du grand patron appelé à incarner une alternative post-partisane.
Par la Une de Challenges, par les studios de BFM, les colonnes du Monde, ou les sondages en cascade, un nouveau messie s’avance, costume sombre et comptes bien garnis et une hypothèse prend forme : et si l’après-Macron se jouait sur un autre terrain que celui des partis traditionnels ? Celui du capital incarné. Celui du PDG. Il s’appellerait Michel-Édouard Leclerc, Xavier Niel, Vincent Bolloré… ou demain, Pierre-Édouard Stérin. PDG, milliardaire, et désormais… potentiel présidentiable.
Un storytelling en gestation qui rappelle l’ascension de Donald Trump ou d’un Aziz Akhannouch au Maroc, magnat devenu chef de gouvernement sous le vernis du capital bienveillant.
Un imaginaire en construction
Le 22 mai 2025, Challenges ouvre le bal avec une couverture énigmatique : « Et si c’était lui… », en référence à Michel-Édouard Leclerc. Dans l’entretien, ce dernier se dit “disponible pour la Nation”, tout en assurant ne pas avoir de visées politiques immédiates. Une prudence qui n’empêche pas l’hebdomadaire d’enchaîner avec un sondage le testant face à plusieurs figures politiques : Mélenchon, Marine Le Pen, Édouard Philippe. Résultat : un intérêt mesuré, mais réel.
Dans les jours qui suivent, plusieurs médias reprennent l’angle, s’interrogeant à leur tour sur la possibilité d’un «PDG président». D’autres noms circulent : Xavier Niel, Vincent Bolloré, voire Bernard Arnault. Ce traitement médiatique en chaîne ressemble à un cadrage collectif — ou à une montée en température.
Une configuration institutionnelle ouverte
Ce phénomène survient dans un contexte particulier : crise des partis, défiance envers les élites politiques traditionnelles, recherche d’une incarnation plus “efficace”, “directe”, “décidée”. Autant de traits que le discours public prête souvent aux figures issues du monde de l’entreprise.
Les enquêtes d’opinion citées — notamment le baromètre du Cevipof — montrent un intérêt croissant pour une gouvernance perçue comme “hors système”, voire autoritaire. 41 % des sondés en février 2025 disaient souhaiter “un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections”. Cette aspiration — encore minoritaire, mais stable — constitue un socle propice à la montée d’un profil managérial.
Un précédent international et régional
Dans d’autres contextes, ce type de trajectoire a pu s’imposer. On pense, bien sûr, à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis, mais aussi, plus près de chez-nous, à l’ascension d’Aziz Akhannouch au Maroc, devenu chef de gouvernement après un parcours de chef d’entreprise influent. Le parallèle n’est pas parfait, mais il illustre une recomposition où l’autorité économique peut, dans certaines conjonctures, se transformer en autorité politique.
Vers une recomposition des clivages ?
Ce brouillage entre capital et politique ne signifie pas encore l’émergence d’un candidat unique, ni une adhésion populaire massive à un projet clair. Mais il traduit une recomposition lente du clivage classique français droite/gauche au profit d’un clivage autour de l’ordre et de l’efficacité, opposant l’idée d’un État régulateur et celle d’un dirigeant d’entreprise aux pleins pouvoirs.
Le Maroc a franchi le pas. La France s’intérroge.
Alors que la scène politico-médiatique française explore, par sondages et hypothèses éditoriales, la possibilité d’un profil managérial pour 2027, notre pays a déjà franchi ce seuil. Avec l’arrivée d’Aziz Akhannouch à la tête du gouvernement, le Royaume a vu s’installer au sommet de l’exécutif une figure issue du grand patronat, au capital politique jusque-là limité mais dotée d’un empire économique structuré et de solides appuis institutionnels.
Le profil d’Akhannouch est singulier : technocrate discret plus que tribun charismatique, il a accédé au pouvoir dans un système politique semi-fermé, où l’institut monarchique veille sur les grands équilibres de l’État. Autrement dit, l’homme n’a pas pris le pouvoir — il l’a reçu, dans un contexte balisé.
En cela, la comparaison avec Donald Trump — autre figure entrepreneuriale devenue chef d’État — a ses limites. Là où Trump a mis en scène une conquête électorale rugueuse et ouvertement antagonique vis-à-vis des institutions, Akhannouch incarne une forme d’intégration contrôlée du capital dans l’appareil exécutif. Une transition ordonnée et refléchie. Son gouvernement, largement issu du monde des affaires, a souvent été critiqué pour son manque de vision politique, de sens du débat, et pour la faible lisibilité de son action réformatrice.
Sur le plan international, ce choix a été bien perçu : Akhannouch rassure les partenaires économiques, parle le langage des investisseurs, et ne remet pas en cause les règles du jeu global. Mais sur le plan interne, son profil a aussi suscité un malaise : soupçons de conflits d’intérêts, critiques sur la concentration du pouvoir économique et politique, faible présence dans les moments de tension sociale.
La France, en observant ce modèle, ne s’oriente pas vers une imitation, mais pourrait en tirer matière à réflexion. Car entre l’hyper-concentration assumée d’un Trump et la cooptation silencieuse d’un Akhannouch, se dessinent deux voies de la politisation du capital. Deux voies qui, chacune à leur manière, interrogent l’avenir du leadership exécutif dans les États confrontés à la fatigue démocratique et à la montée des attentes d’« efficacité ».