La scène pourrait sembler sortie d’un film d’espionnage. Des femmes séduisantes, actives sur LinkedIn ou croisées lors de conférences d’affaires, approchent des ingénieurs, investisseurs ou cadres de la Silicon Valley. Certaines nouent des relations, d’autres vont jusqu’à se marier et fonder une famille. Mais derrière la romance, les services de contre-espionnage américains voient une stratégie d’infiltration savamment orchestrée par la Chine et la Russie pour soutirer des secrets technologiques.
C’est ce qu’a révélé une enquête du Times of London, citant des experts du renseignement et des acteurs de la sécurité industrielle. Le phénomène, qualifié de « sex warfare », guerre par la séduction, inquiète au plus haut niveau à Washington.
Des «LinkedIn honeytraps» de plus en plus sophistiquées
James Mulvenon, directeur du renseignement de Pamir Consulting, affirme recevoir « un nombre énorme de demandes LinkedIn très élaborées émanant du même type de jeunes femmes chinoises attractives ». Cet ancien analyste du Pentagone, qui enquête depuis trois décennies sur l’espionnage industriel chinois, raconte comment, récemment, deux femmes se sont présentées à un colloque sur les risques d’investissement en Chine, munies de toutes les informations logistiques, mais sans autorisation d’accès.
« Nous ne les avons pas laissées entrer, mais elles savaient tout. C’est un phénomène réel, et franchement étrange », confie-t-il.
Pour Mulvenon, cette tactique illustre un déséquilibre stratégique :
« Les Américains, par leur culture et leur droit, ne pratiquent pas ce type d’approche. Cela donne à nos adversaires un avantage asymétrique. »

Des mariages arrangés à long terme
Un ancien responsable du contre-espionnage américain évoque, lui, le cas d’une « belle Russe » travaillant pour une entreprise aérospatiale en Californie. Formée dans une « école de soft power » en Russie, elle aurait épousé un collègue américain, eu des enfants, tout en évoluant vers les cercles de l’innovation militaire.
« Apparaître, épouser la cible, avoir des enfants et poursuivre une collecte d’informations tout au long de la vie, c’est inconfortable à imaginer, mais c’est courant », dit-il.
Selon ces experts, cette forme de renseignement humain vise autant la séduction émotionnelle que la compromission numérique : accès à des emails, à des prototypes, à des codes sources, ou à des plans d’investissement.
Le vol de propriété intellectuelle coûte aux États-Unis jusqu’à 600 milliards de dollars par an, selon la Commission sur le vol de la propriété intellectuelle américaine. La Chine en serait la principale source, avec plus de 60 cas documentés d’espionnage industriel ces quatre dernières années.
Mais, comme le souligne un haut responsable américain, « on ne pourchasse plus un agent du KGB dans une pension enfumée de Berlin. Nos adversaires utilisent désormais toute la société ». Autrement dit, investisseurs, entrepreneurs ou chercheurs sont autant d’outils que de cibles.
Les “honeytraps” ne sont qu’une facette d’un dispositif plus vaste, combinant séduction, cyber-intrusion, compétition économique et capital-risque stratégique.
Des concours d’innovation sous influence
Au-delà du charme, Pékin emploierait des méthodes plus institutionnelles. Les États-Unis alertent sur les concours internationaux organisés par la Chine, où des startups américaines sont invitées à présenter leurs technologies en échange de promesses de financement.
Le China (Shenzhen) Innovation and Entrepreneurship Competition, par exemple, réunit chaque année des centaines de jeunes pousses à Boston, Londres ou Tokyo. Les lauréats se voient offrir des primes allant jusqu’à 50 000 dollars, à condition de transférer leur propriété intellectuelle et d’implanter leur entreprise en Chine.
Certains dirigeants se sont aperçus trop tard des risques : « Ils m’ont demandé de porter un micro, m’ont suivi partout, en posant des questions comme des journalistes. Ensuite, ils ont versé le prix sur mon compte personnel. » L’un d’eux raconte que son entreprise a ensuite vu ses financements fédéraux suspendus.

L’arme invisible du capital
Selon Mulvenon, la Chine recourt désormais à un procédé plus subtil encore : le «drafting». Des fonds de capital-risque chinois investissent dans des startups américaines financées initialement par le Département de la Défense. Une fois la part étrangère suffisante, la société devient inéligible à tout financement public américain, privant Washington d’innovations stratégiques.
Une enquête du Sénat américain a ainsi révélé que six des vingt-cinq plus grands bénéficiaires du programme de recherche pour petites entreprises avaient « des liens clairs avec la Chine », tout en recevant près de 180 millions de dollars du Pentagone entre 2023 et 2024.
« Les Chinois comprennent notre système, et savent l’exploiter presque impunément », résume Jeff Stoff, ancien analyste de la sécurité nationale.
Une guerre des nerfs à ciel ouvert
L’affaire illustre la mutation du renseignement à l’ère numérique : plus de micros cachés ni d’espions en trench-coat, mais des profils LinkedIn attrayants, des start-ups en quête de capitaux, et des relations humaines transformées en canaux d’accès à l’information.
Le FBI et les agences américaines multiplient les campagnes de sensibilisation, tandis que les entreprises tentent de renforcer leur cybersécurité et leur vigilance interne. Mais pour beaucoup, le mal est déjà fait.
« C’est le Far West, » conclut Stoff. « La Chine cible nos startups, nos universités, nos projets financés par la Défense. Tout cela s’inscrit dans une guerre économique globale, et nous n’avons même pas encore mis le pied sur le champ de bataille. »
Souvent insaisissable, parfois invisible, la « sex warfare » n’est qu’un maillon d’une guerre économique totale où les frontières entre le renseignement, la finance et les émotions se brouillent.
Dans cette bataille pour les secrets technologiques du XXIᵉ siècle, la séduction est devenue une arme, et la vigilance, un impératif stratégique.







