Le Emirates Policy Center (EPC) publie une analyse sur ce qui pourrait être interprété comme une désintégration méthodique de l’alignement euro-israélien, amorcée depuis l’opération militaire du 7 octobre 2023. À rebours de sa posture historique, l’Europe n’est plus simplement en rééquilibrage : elle déploie une architecture de désengagement normatif, économique et diplomatique, ciblant directement la doctrine de Benyamin Netanyahou.
Des ruptures codifiées, un agenda de confrontation
L’étude ne parle pas de simples gestes symboliques, mais d’actions juridico-politiques documentées, coordonnées et cumulatives :
- Suspension par Londres de 30 licences d’exportation d’armement à Israël ;
- Gel des négociations commerciales Royaume-Uni / Israël ;
- Réexamen formel de l’accord d’association UE-Israël, pour violation de l’article 2 relatif aux droits humains ;
- Reconnaissance diplomatique de la Palestine par quatre États européens depuis mai 2024 ;
- Soutien actif à la plainte pour génocide déposée par Pretoria contre Tel-Aviv à la CIJ.
Ces actes sont qualifiés par l’étude de «déclencheurs d’une dynamique de rupture systémique», avec des implications concrètes sur les flux commerciaux, la coopération militaire et l’image de marque d’Israël en Europe.
Trois moteurs d’une reprogrammation géopolitique
- La déflagration humanitaire à Gaza
Le rapport chiffre à 54 000 le nombre de morts documentés à Gaza, majoritairement femmes et enfants, et alerte sur une famine artificielle : 2,1 millions de personnes sous-alimentées, 71 000 enfants de moins de 5 ans en risque de malnutrition aiguë. Ces données ont produit un effet de bascule dans les opinions publiques européennes, jusque dans les bastions historiquement pro-israéliens (69 % des Allemands hostiles à la guerre, selon les sondages 2024). - La pression électorale et sociale en Europe
Syndicats de dockers en grève contre les exportations d’armes, manifestations massives dans les grandes capitales, fronde d’élus locaux et nationaux, pétitions et contentieux juridiques : la société civile européenne a externalisé un coût politique élevé au statu quo pro-israélien. - La brèche transatlantique
Le document expose avec précision les frictions nouvelles entre l’administration Trump II et Tel-Aviv : désaccords sur la Syrie, sur les Houthis, négociations unilatérales USA-Hamas, marginalisation de Netanyahou dans les négociations de l’après-guerre. Cette dislocation stratégique américano-israélienne a ouvert un espace autonome que l’Europe semble avoir saisi pour redéfinir ses priorités en Méditerranée orientale.
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Implications systémiques
1. Un levier économique massif à portée de main
L’UE représente 32 % du commerce extérieur d’Israël. La clause de conditionnalité de l’accord d’association pourrait, si activée, mettre à mal l’avantage comparatif israélien sur les marchés européens. C’est, selon le rapport, l’arme économique la plus puissante jamais envisagée par Bruxelles contre Tel-Aviv. À cela s’ajoute une évolution notable du discours allemand, traditionnellement prudent, avec des critiques publiques du chancelier Friedrich Merz.
2. Un test de cohésion intra-européenne
Si 17 États membres soutiennent le réexamen de l’accord UE-Israël, 10 s’y opposent encore frontalement (dont l’Allemagne, la Hongrie et l’Italie). Toutefois, la note souligne que le volet commercial de l’accord peut être suspendu par majorité qualifiée, introduisant la possibilité d’un embargo sectoriel partiel.
3. Un retour du politique au Moyen-Orient
La levée des sanctions européennes sur la Syrie, couplée à un plan d’aide de 1,6 milliard d’euros pour les territoires palestiniens, indique une tentative de réencastrement géopolitique de l’Europe dans la région. L’objectif ne serait plus de suivre Washington, mais d’exister comme puissance normative alternative, en dialogue avec l’axe Égypte–Arabie saoudite–Émirats–Jordanie–Turquie.
Le Centre émirati des études avance que nous assistons à un moment paradigmatique dans les relations euro-israéliennes. La rupture n’est pas simplement émotionnelle ou morale : elle est structurelle, mesurable, et stratégiquement construite.
« Si Israël a pu ignorer l’Europe pendant deux décennies, c’est parce qu’elle n’avait rien à perdre. Ce n’est plus le cas. »
Le concept de «point de non-retour» utilisé dans le rapport ne relève plus de la métaphore. Il décrit une configuration où l’Europe, en quête de crédibilité et de cohérence, n’a d’autre choix que de réécrire les règles de ses alliances – y compris avec ses anciens partenaires inconditionnels.
Trois moteurs d’un repositionnement
Le rapport identifie trois dynamiques interdépendantes à l’origine de ce revirement :
- La catastrophe humanitaire à Gaza (54 000 morts, famine imminente) a ébranlé les opinions publiques européennes et généré une pression politique intérieure.
- Le désalignement stratégique avec les États-Unis, où les tensions entre Donald Trump et Benyamin Netanyahou ont offert aux Européens une marge d’autonomie diplomatique nouvelle.
- L’indignation populaire croissante, avec manifestations de masse, campagnes de boycott, et mobilisation des syndicats contre l’envoi d’armes à Israël.
Un jeu à plusieurs variables
Si l’Europe reste divisée, le rapport souligne que des mesures à majorité qualifiée peuvent néanmoins aboutir. L’étude note aussi le rôle croissant des États de la région (Égypte, Jordanie, Turquie, EAU) dans ce nouvel échiquier diplomatique, où la marginalisation d’Israël n’est plus un tabou.
L’analyse du Centre conclut que le glissement européen n’est pas un simple effet de contexte, mais bien le produit d’une accumulation de crises, de désalignements stratégiques et de désillusions morales. Le communiqué conjoint France–Royaume-Uni–Canada du 19 mai, qui menace Israël de “mesures concrètes”, pourrait bien marquer une “ligne de fracture” durable dans les relations bilatérales.