Crise énergétique ibérique : pourquoi la France est désignée, et à qui profite la polémique

Analyse. Un mois après une panne géante d’électricité qui a plongé des millions d’Espagnols et de Portugais dans le noir, un responsable est pointé du doigt : la France. Mais derrière cette mise en accusation, c’est tout l’édifice de l’interconnexion électrique européenne qui vacille, entre ambitions contrariées, stratégies industrielles divergentes et querelles diplomatiques.

Une polémique orchestrée depuis Lisbonne et Madrid

Le 28 avril 2025, une coupure brutale perturbe massivement le réseau électrique de la péninsule Ibérique. Si l’origine technique de l’incident reste à ce jour non élucidée, une polémique politique a surgi : « le manque d’interconnexions avec la France aurait empêché l’Espagne et le Portugal d’amortir le choc », rapporte La Tribune.

C’est du moins la version défendue par la ministre portugaise de l’Énergie, Maria da Graça Carvalho, très critique envers Paris, alors même que les causes exactes de l’incident n’ont toujours pas été identifiées.

Dans une lettre adressée au commissaire européen à l’Énergie, Dan Jørgensen, et publiée par Contexte, Maria da Graça Carvalho et son homologue espagnole Sara Aagesen appellent à « une nouvelle impulsion politique » pour répondre au « besoin urgent d’accélérer la réalisation des interconnexions électriques ».

Le message implicite est limpide : si les deux régions avaient pu s’échanger librement de l’électricité à travers des lignes à haute tension pour équilibrer l’offre et la demande, la situation aurait pu être évitée. Autrement dit, la France aurait fermé un pont de secours énergétique au moment critique.

L’accusée : la France et son «pont-levis»

En réponse, le gestionnaire du réseau français, RTE, rappelle qu’il a exporté massivement de l’électricité le jour de l’incident. À partir de 13h, la France a progressivement augmenté ses exports vers l’Espagne, passant de 500 MW à 2000 MW, contribuant ainsi au rétablissement progressif du courant.

Mais les interconnexions, par nature, se désactivent en cas de panne majeure, comme des ponts-levis se relevant pour éviter un effet domino. Le 28 avril, c’est justement ce qui s’est produit : les lignes se sont automatiquement coupées pour isoler la perturbation.

Un maillon faible européen : le surplus solaire allemand

Un autre facteur clé, peu relayé dans les échanges diplomatiques, est le rôle du surplus solaire allemand ce jour-là. Selon plusieurs experts du secteur énergétique, le 28 avril à 12h30, l’Espagne n’a pu exporter que 800 MW vers la France, malgré une surproduction critique. En cause : la France était déjà saturée par une vague d’électricité solaire excédentaire en provenance d’Allemagne.

Ce phénomène n’est pas marginal : l’Allemagne, avec plus de 100 GW de capacité solaire installée, est régulièrement contrainte d’exporter à bas prix son excédent en milieu de journée. Le 28 avril, cet afflux solaire a verrouillé les capacités d’importation françaises, empêchant mécaniquement l’Espagne de délester son propre réseau, ce qui a précipité l’effondrement partiel du système.

« C’est un peu comme un goulot d’étranglement inversé : quand l’Allemagne et l’Espagne surproduisent en même temps, la France devient une île saturée de courant solaire », résume un consultant en énergie.

L’enjeu : interconnexion ou souveraineté énergétique ?

Le fond de l’affaire dépasse la seule journée du 28 avril. L’Espagne et le Portugal militent de longue date pour une meilleure intégration énergétique au réseau continental. Aujourd’hui, la capacité d’échange avec la France est de 2,8 GW, très loin des 15 % de capacité cible d’interconnexion fixés par l’UE pour 2030 (le ratio France-Espagne plafonne à 3 %).

Pourquoi la France traîne-t-elle des pieds ? Selon l’économiste Jacques Percebois, une interconnexion est « à double tranchant » : elle permet d’exporter, mais expose aussi à l’importation d’électricité intermittente, en particulier solaire et éolienne bon marché. Or, ces pics de production ibériques peuvent faire baisser les prix sur les marchés français et ralentir le nucléaire, pilier de la stratégie énergétique nationale.

L’argument économique contre la solidarité européenne

Derrière la querelle technique se cache une divergence stratégique. La France prévoit 100 milliards d’euros d’investissements dans son propre réseau sur 15 ans. Doit-elle en plus financer des interconnexions dont les bénéfices immédiats profiteraient surtout à ses voisins ?

La Commission de régulation de l’énergie (CRE) rappelle d’ailleurs que chaque projet doit faire l’objet d’une analyse coûts/bénéfices rigoureuse. Une manière de signifier que les projets en faveur d’un réseau plus solidaire ne peuvent reposer uniquement sur la logique politique ou les crises médiatiques.

Qui a intérêt à relancer la polémique ?

Les accusations ibériques interviennent dans un contexte de tensions latentes. La déclaration de Madrid de 2015 avait pourtant tracé la voie d’un rapprochement électrique, avec des projets comme la ligne sous-marine Golfe de Gascogne, prévue pour 2028. Celle-ci portera la capacité à 5 GW.

Mais pour Lisbonne et Madrid, cela ne suffit pas. Il leur faut plus : des lignes transpyrénéennes, des investissements massifs, et un engagement politique clair de Paris. La panne tombe donc à point nommé pour relancer la pression sur la France — un prétexte, selon plusieurs analystes.

« Il est difficile de comprendre en quoi davantage de liaisons avec la France auraient pu améliorer la situation, alors que la production solaire s’est effondrée en quelques secondes », confie à La Tribune, un expert sous couvert d’anonymat.

Le prochain round : réunion tripartite en vue

Lisbonne et Madrid n’entendent pas lâcher prise. Elles réclament une réunion ministérielle tripartite avec la France avant la fin de l’année, et pressent la Commission de donner un coup d’accélérateur aux chantiers transfrontaliers.

Paris, pour l’heure, reste silencieuse, et joue la prudence, laissant ses techniciens (RTE et CRE) porter la parole. Mais au-delà de la technique, l’Hexagone devra tôt ou tard clarifier sa vision géopolitique de l’énergie européenne : pilier de solidarité, ou acteur souverain, maître de ses flux et de ses prix ?

Nawfal Laarabi
Nawfal Laarabi
Intelligence analyst. Reputation and influence Strategist 20 années d’expérience professionnelle au Maroc / Spécialisé dans l’accompagnement des organisations dans la mise en place de stratégies de communication d’influence.

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