Un ancien haut responsable du Front al-Nosra, organisation affiliée à al-Qaïda, trône désormais au sommet de l’État syrien. Son nom : Ahmed al-Sharaa, connu pendant des années sous le pseudonyme Abou Mohammad al-Joulani. Une ascension fulgurante et controversée, sur laquelle l’ancien ambassadeur américain en Syrie, Robert Ford, a levé un coin du voile lors d’une conférence tenue le 1er mai à Baltimore.
L’ambassadeur Robert Ford était l’invité du Baltimore Council on Foreign Affairs, ce début de moi de mai, pour une intervention consacrée à la situation politique en Syrie et aux perspectives du nouveau gouvernement dirigé par Ahmed al-Sharaa.
« Ce type, comme l’a rappelé Roy, était membre d’al-Qaïda en Irak. »
C’est par ces mots directs que Ford introduit celui qui dirige aujourd’hui la transition syrienne, s’adressant aujournaliste américain Roy Gutman, spécialiste du Moyen-Orient et lauréat du prix Pulitzer.
Robert Ford revient sur son propre passé diplomatique en Irak, entre 2003 et 2010, et se souvient que Mosul, fief d’al-Sharaa à l’époque, était l’un des endroits les plus dangereux pour les troupes américaines.
« Des centaines de soldats américains ont été tués ou blessés dans la région de Mossoul par lui et ses combattants. »
Une médiation britannique inattendue
C’est en 2023 qu’une ONG britannique spécialisée dans la résolution de conflits contacte Ford. L’objectif : tenter de « sortir ce type du monde du terrorisme et l’amener vers la politique classique ». Une proposition qu’il accueille avec méfiance.
« J’imaginais déjà la scène : moi, dans une combinaison orange, avec un couteau sur la gorge », confie-t-il, mi-sérieux, mi-ironique.
Mais encouragé par plusieurs interlocuteurs, dont l’un avait déjà rencontré al-Sharaa, le diplomate accepte. Le premier face-à-face a lieu en mars 2023. À l’époque, le chef jihadiste est encore appelé Joulani. Son véritable nom, Ahmed al-Sharaa, ne sera révélé qu’en décembre 2024, après la prise éclair de Damas.
Une rencontre surréaliste
Ford décrit avec un mélange de stupeur et de curiosité cette rencontre improbable.
« Je me suis assis à côté de lui, aussi proche que je le suis de Roy aujourd’hui, et je lui ai dit, en arabe : “Jamais, en un million d’années, je n’aurais imaginé être assis à côté de toi.” Il m’a répondu doucement : “Moi non plus.” »
La discussion s’engage dans un ton « civilisé », selon Ford. Mais un élément reste en suspens : l’absence totale de repentance.
« Il ne s’est jamais excusé pour les attaques terroristes en Irak ou en Syrie, jamais. »
En revanche, al-Sharaa aurait reconnu une rupture stratégique :
« Il m’a dit : “Je dirige aujourd’hui une zone tenue par l’opposition dans le nord-ouest de la Syrie. Et j’apprends que les tactiques que j’utilisais en Irak ne fonctionnent pas quand on doit gouverner quatre millions de personnes.” »
Le territoire comprendrait environ deux millions de résidents locaux et autant de réfugiés venus d’autres régions du pays.
Robert Ford a également révélé qu’au lendemain de la chute du régime syrien, en décembre 2024, le secrétaire d’État Antony Blinken l’avait appelé pour obtenir son avis sur la situation.
« Il neigeait fort dans le Maine ce jour-là. Je regardais les flocons tomber depuis mon salon, quand le téléphone a sonné. C’était Antony Blinken. Il m’a dit : “Robert, que devons-nous faire ? Est-ce qu’on doit lui parler ?” »
Blinken, informé des deux rencontres de Ford avec al-Sharaa en 2023, cherchait à évaluer s’il pouvait engager un dialogue avec le nouveau président syrien.
« Je lui ai dit : “Ce n’est pas le genre de gars d’al-Qaïda qu’on imagine quand on pense à al-Qaïda.”»
De chef jihadiste à président de la transition
Deux ans après cette première rencontre, Robert Ford retourne en Syrie, cette fois au palais présidentiel. Il retrouve l’ancien jihadiste devenu chef d’État. Le ton est plus léger.
« Je lui ai dit : “Jamais je n’aurais cru te voir ici”. Et il m’a répondu en souriant : “J’aime vous surprendre, Monsieur l’Ambassadeur.” »
Une touche d’humour qui surprend Ford, peu enclin à associer l’image d’al-Qaïda à celle de dirigeants espiègles.
Robert Ford : médiateur ou stratège du chaos ?
Robert Ford est salué dans les cercles institutionnels américains pour sa maîtrise de l’arabe, du turc, de l’allemand et du français. Il est présenté comme l’un des meilleurs arabistes du Département d’État américain.
Le diplomate a été l’un des plus fervents artisans de la stratégie américaine de “regime change” en Syrie, poussant activement au soutien de groupes rebelles islamistes, dont certains classés comme jihadistes. M. Ford ne se serait pas contenté d’un soutien diplomatique abstrait, mais qu’il « courait le pays pour encourager des groupes à renverser le régime », selon une citation de l’ancien analyste de la CIA, Michael Scheuer.
Ford a activement milité pour une collaboration avec des factions comme Ahrar al-Sham, proches des cercles salafistes, arguant qu’elles avaient des objectifs “centrés sur la Syrie” contrairement à des groupes plus transnationaux comme Al-Qaïda ou Daech.
Les réseaux sociaux s’enflamment
Les déclarations de l’ancien ambassadeur américain de Robert Ford ont rapidement enflammé les réseaux sociaux. Sur X, anciennement Twitter, des milliers d’internautes ont réagi à la vidéo de sa conférence, massivement partagée au cours des deux derniers jours.
Le ton est souvent sarcastique, voire indigné, face à ce que beaucoup perçoivent comme une opération de blanchiment politique d’un ancien chef jihadiste. Plusieurs messages viraux ont repris ses propres mots : « Je suis allé à Idleb en 2023 pour réhabiliter Joulani et le faire passer du terrorisme à la politique », citant l’ancien ambassadeur américain à Damas.
Un hashtag a émergé : #روبرت_فورد_السفير_الأميريكي, accompagnant des extraits où Ford raconte avoir rencontré Ahmed al-Sharaa à deux reprises entre 2023 et 2024 pour le « former », avant une troisième entrevue au palais présidentiel en janvier 2025.
L’échange entre les deux hommes, devenu mème à part entière, a particulièrement fait réagir :
— « Jamais je n’aurais imaginé te voir au palais présidentiel. »
— « J’aime vous surprendre, Monsieur Robert. », aurait répondu le nouveau président syrien avec un clin d’œil.
Certains internautes reprennent même la formule de Ford avec ironie : « مهضوم الشرع حقيقةً » (« Le président Sharaa est franchement drôle »), dénonçant une forme de légèreté dangereuse dans le traitement d’un passé lourd.
D’autres s’interrogent plus frontalement sur l’identité de l’ONG britannique à l’origine de l’opération, certains y voyant l’ombre de la « deep state » anglo-saxonne. La plateforme devient alors le théâtre d’un débat passionné entre réalisme diplomatique, cynisme occidental et mémoire des victimes du terrorisme.