Le Maroc au cœur de la nouvelle Eurasie

Du pont des civilisations à un acteur de l’équilibre des puissances mondiales

Entretien avec le diplomate Driss Koraich
Publié initialement sur Africa-Eye.com – Repris par Le1.ma avec l’autorisation de l’auteur
Propos recueillis par Khadija Mansour.


Dans un monde en transition accélérée vers un ordre multipolaire, l’Eurasie s’affirme comme un cadre de recomposition des rapports entre l’Est et l’Ouest. La Russie, quant à elle, redéfinit sa présence en Afrique à travers les vecteurs de l’économie, de l’énergie et de la sécurité alimentaire, après plusieurs décennies marquées par un tropisme essentiellement militaire.

Au milieu de ces mutations, le Maroc s’impose non comme un simple récepteur de dynamiques internationales, mais comme un acteur stratégique doté d’une position géopolitique unique, reliant l’Atlantique à la Méditerranée, et servant de passerelle naturelle entre l’Europe et l’Afrique.

Fort d’une diplomatie souveraine, le Royaume a su diversifier ses partenariats et conjuguer alliances traditionnelles à l’Ouest et ouverture vers les puissances émergentes — Russie, Chine, Inde — selon une vision équilibrée tirant parti des contradictions du système mondial. Son expansion économique en Afrique et le renforcement de son appareil diplomatique en font aujourd’hui un partenaire incontournable pour toute équation touchant à la sécurité du Sahel ou à l’avenir du commerce africain.

Face à la densité et à la profondeur de l’analyse de Dr Driss Koraich, expert reconnu de la Russie et des pays de l’Est, docteur d’État en relations internationales et politique extérieure, ministre plénipotentiaire à la retraite auprès du ministère des Affaires étrangères et ancien diplomate dans plusieurs capitales d’Europe de l’Est, nous avons choisi de partager avec nos lecteurs cet entretien exceptionnel, publié initialement sur Africa-Eye.com, tant il éclaire d’un regard rare les recompositions du monde et la place qu’y occupe le Maroc.

1. Comment est née la «Quatrième théorie politique» – ou Eurasisme – dans le sillage des bouleversements post-soviétiques ?

La chute de l’Union soviétique n’a pas été un simple basculement de frontières ou de sphères d’influence : elle a marqué un tournant philosophique majeur. L’effondrement du bloc de l’Est a provoqué un vide stratégique et spirituel, privant la politique de son ancrage moral et livrant le monde au règne exclusif du marché.

Il fallait un nouveau cadre civilisationnel capable de réconcilier l’homme avec la puissance, la spiritualité avec la matière, l’Orient avec l’Occident. C’est dans ce contexte qu’a émergé l’idée eurasienne : une quête d’équilibre et de sens, visant à refonder l’ordre mondial sur la pluralité culturelle et la complémentarité des civilisations.

Le Maroc est le flanc occidental de l’espace eurasiatique, le pont vivant entre l’Atlantique et Vladivostok.
Driss KoraichDriss Koraich

Le moment fondateur fut la rencontre historique entre Mikhaïl Gorbatchev et George Bush père, le 3 décembre 1989, peu après la chute du mur de Berlin. Bush y annonçait son «nouvel ordre mondial», fondé sur la démocratie de marché et les droits de l’homme. Gorbatchev, lui, défendait “la maison européenne commune”, alternative civilisatrice à l’affrontement idéologique du XXᵉ siècle.

C’est de cette dualité qu’est née la matrice intellectuelle de ce que le philosophe russe Alexandre Douguine conceptualisera plus tard sous le nom de Quatrième théorie politique : une voie post-idéologique transcendant les trois doctrines dominantes : libéralisme, communisme, fascisme, au profit d’un humanisme pluriel.

2. Quelles en sont les bases philosophiques et politiques ?

L’eurasisme rejette les dogmes des idéologies du siècle passé. Il s’oppose à la vision occidentale de la «fin de l’histoire», selon laquelle la démocratie libérale constituerait l’aboutissement du progrès politique. Cette pensée repose sur quatre piliers :

  1. L’identité civilisationnelle, source de légitimité et de cohésion.
  2. Le pluralisme géopolitique, garant contre l’hégémonie d’un seul pôle.
  3. L’intégration continentale, économique et culturelle, entre l’Europe et l’Asie.
  4. La dimension spirituelle, condition d’un développement équilibré.

Loin d’un repli nostalgique, l’Eurasie se veut un contre-modèle à la mondialisation matérialiste. Elle replace l’homme, non le marché, au centre de l’histoire. Dans cette optique, la Russie n’est plus seulement un espace géographique : elle devient le cœur spirituel reliant Orient et Occident, porteur d’une redéfinition du concept même de puissance par la valeur et le sens.

3. Comment cette pensée a-t-elle transformé le rôle international de la Russie ?

L’Eurasisme a redonné à la Russie la conscience de sa vocation historique : celle d’un pont entre civilisations. Sous Vladimir Poutine, Moscou a entamé une «renaissance eurasienne» combinant puissance militaire, foi orthodoxe et souveraineté culturelle.

Le Maroc n’est pas un pays suiveur : c’est une civilisation en mouvement, capable de transformer les contradictions du monde en opportunités.
Driss KoraichDriss Koraich

La Russie ne conçoit plus le monde à travers la confrontation idéologique, mais à travers l’équilibre civilisationnel. C’est ce qui explique son ouverture vers l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine, des partenariats fondés non sur la dépendance, mais sur la réciprocité.

En somme, Moscou mène aujourd’hui une bataille du sens, pour replacer les valeurs au cœur des relations internationales après un siècle dominé par la marchandisation de l’humain.

4. Où se situe le Maroc dans cette vision eurasienne ?

Le Maroc se distingue par une identité civilisationnelle singulière dans la façade ouest du monde eurasiatique, de Vladivostok à l’Atlantique. C’est l’un des rares États-nations à avoir conservé une souveraineté politique et spirituelle continue depuis des siècles, au même titre que la Russie, la Turquie ou le Royaume-Uni depuis la Paix de Westphalie.

Cette profondeur historique se traduit par un modèle de stabilité et de développement équilibré : croissance économique, ancrage africain et autorité religieuse incarnée par l’Imarat Al-Mouminine ( Commanderie des Croyants ). La Russie perçoit dans le Maroc un allié stratégique, doté d’un capital de crédibilité et d’influence en Afrique.

La Russie perçoit dans le Maroc un allié stratégique en Afrique ; le Maroc voit dans l’Eurasie une chance pour la liberté des nations. 
Driss KoraichDriss Koraich

De son côté, Rabat voit dans l’Eurasie une opportunité : celle d’un monde multipolaire libéré des dépendances unilatérales.

À travers une diplomatie sereine et un positionnement indépendant, le Maroc s’impose en pont civilisationnel entre Nord et Sud, Est et Ouest, en parfaite harmonie avec la philosophie eurasienne, où l’humain prime sur l’idéologie et la dignité sur la domination.

C’est à ce niveau, souligne Dr Driss Koraich, que convergent la vision marocaine et la vision russe : la conviction que la stabilité mondiale repose sur le respect, les valeurs et la coexistence.

5. Dans quelle mesure le tournant actuel de la Russie incarne-t-il la philosophie de la «Quatrième théorie politique» ?

Depuis le début des années 2000, la Russie connaît une mutation profonde qui redéfinit sa place dans le monde. Avec l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, le pays a entamé une phase de reconstruction fondée sur la stabilité interne et l’indépendance stratégique.

La Russie perçoit dans le Maroc un allié stratégique en Afrique ; le Maroc voit dans l’Eurasie une chance pour la liberté des nations. 
Driss KoraichDriss Koraich

Ce redressement dépasse les réformes économiques ou militaires : il porte une ambition civilisationnelle. La Russie ne cherche plus seulement la puissance, mais le sens de la puissance. Elle assume un rôle spirituel et culturel qui équilibre intérêt et valeur. C’est l’incarnation concrète de la théorie eurasienne : dépasser les idéologies fermées pour construire un ordre mondial pluraliste fondé sur la dignité des nations.

6. Quelle est la logique géopolitique derrière l’ouverture russe vers l’Afrique ?

Le mouvement russe vers l’Afrique ne relève pas d’un simple calcul économique. Il s’inscrit dans une stratégie globale de rééquilibrage des rapports de force. Face à l’expansion de l’OTAN et aux pressions occidentales, Moscou a choisi de se tourner vers le Sud global, où la marge d’autonomie politique demeure plus forte.

Les sommets Russie–Afrique de Sotchi (2019) et Saint-Pétersbourg (2023) ont symbolisé cette orientation : un partenariat fondé sur l’égalité, la souveraineté et le respect mutuel.

L’Afrique n’est plus perçue comme un champ de compétition, mais comme un espace de co-développement et de dialogue civilisationnel. Le projet russe repose sur l’idée que la stabilité mondiale doit se construire à partir des peuples eux-mêmes, non contre eux.

7. Comment la Russie mobilise-t-elle son influence culturelle et spirituelle sur le continent africain ?

La diplomatie russe conjugue stratégie et humanisme. Au-delà de la coopération militaire ou économique, Moscou développe une «diplomatie de l’esprit» fondée sur la culture, la foi et la langue.

L’Église orthodoxe russe, en étroite coordination avec la politique étrangère, multiplie la restauration ou la création d’églises sur le continent, contribuant à tisser un réseau d’influence fondé sur la spiritualité. Ce projet s’inscrit dans la vision du Russkiy Mir : le “monde russe”, qui articule trois dimensions : religieuse, linguistique et culturelle.

Avec plus de 600 millions de fidèles orthodoxes et un nombre comparable de russophones dans le monde, cette double appartenance donne à la Russie une profondeur d’influence unique.

Parallèlement, les universités et institutions culturelles russes multiplient les programmes éducatifs et de recherche en Afrique, renforçant l’image d’une puissance respectueuse des cultures locales et attachée à la diversité.

8. En quoi les relations maroco-russes constituent-elles un modèle singulier dans l’histoire Nord–Sud ?

Les relations entre le Maroc et la Russie remontent à plus de deux siècles et demi. En 1772, le Sultan Mohammed ben Abdallah conclut un accord inédit avec la Tsarine Catherine II, autorisant notamment l’inhumation des marins russes dans les ports marocains. Un geste humaniste et souverain qui reflète la profondeur de l’estime mutuelle entre les deux civilisations.

Cette tradition s’est perpétuée malgré les clivages de la guerre froide. Dans les années 1960, la coopération éducative et scientifique a consolidé le lien : de nombreux étudiants marocains formés à Moscou incarnent aujourd’hui un pont vivant entre les deux nations. C’est une relation fondée sur la constance, la dignité et l’indépendance du jugement politique, bien plus que sur les conjonctures.

9. Comment les récents accords entre Rabat et Moscou prolongent-ils cet héritage ?

Les accords signés en octobre 2025 ont confirmé la solidité du partenariat maroco-russe. Ils prévoient la création d’un comité conjoint chargé de développer la coopération dans les domaines de l’énergie, de l’agriculture, de l’industrie et de la technologie.

Ce partenariat s’inscrit dans la continuité d’une relation fondée sur la confiance réciproque et la souveraineté respectée. Pour Rabat, Moscou est un partenaire d’équilibre sur la scène africaine et internationale ; pour la Russie, le Maroc représente une porte d’entrée crédible vers l’Afrique stable et émergente.

Cette alliance illustre l’idée qu’il est possible de bâtir un nouvel ordre mondial non pas sur l’affrontement, mais sur la reconnaissance des civilisations et des valeurs. Le Maroc et la Russie partagent une même foi dans la diplomatie de respect et dans un monde plus juste, multipolaire et humain.

À travers la grille de lecture eurasienne, la relation entre le Maroc et la Russie dépasse les logiques de puissance pour s’ancrer dans une philosophie de convergence civilisationnelle. Deux nations anciennes, jalouses de leur souveraineté, qui ont choisi d’écrire leur destin avec dignité plutôt que sous contrainte. En cela, leur dialogue dessine les contours d’un monde nouveau, celui de l’équilibre, du respect et du sens.

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