Le titre de la nouvelle mixtape d'ElGrande Toto, "SALGOAT", n'a rien d'anodin. Loin d'être un simple jeu de mots, il s'inscrit dans un contexte social et politique bien précis au Maroc. Ce choix fait écho à une punchline d'Abdelilah Benkirane, ancien chef de gouvernement marocain et figure emblématique du Parti de la Justice et du Développement (PJD). Ce dernier avait qualifié ElGrande Toto de «Salgoute», terme pouvant se traduire par «sale gosse» ou «dévergondé», en réaction aux propos et attitudes du rappeur perçus comme une apologie de la consommation de cannabis.
Avec une pointe de provocation assumée, Toto retourne l'insulte à son avantage. Il ne se contente pas de répliquer, il en fait le titre de son projet et y ajoute une nuance d'ego trip. Le terme «GOAT» (Greatest Of All Time, «le plus grand de tous les temps» en anglais) élève le débat, mêlant l'insolence à une volonté d'autocélébration. Par cette manœuvre, ElGrande Toto s'affirme comme une figure incontournable du rap marocain et au-delà, tout en posant les bases de ce qui sera l'ambiance globale de l'album : un mélange de provocation, d'affirmation de soi et de continuité dans ses thématiques habituelles.
NB : L'analyse ci-après a été co-construite avec l'oreille avisée d'un jeune marocain de 20 ans.
Une mixtape comme vitrine d'influence
Avec «SALGOAT», ElGrande Toto ne se réinvente pas, mais il perfectionne ce qu'il maîtrise déjà. Loin d'être un simple album, cette mixtape agit comme une carte de visite francophone et méditerranéene, révélant sa capacité à fusionner les sonorités du Sud avec l'univers du rap européen. Loin d'un exercice de style, Toto reste fidèle à son ADN, tout en jouant sur des dynamiques collectives bien rodées.
> Des featuring XXL qui racontent l'entourage de Toto
«SALGOAT» n'est pas un projet solitaire. Bien au contraire, il met en scène une véritable constellation de collaborateurs de premier plan. Si certains noms étaient attendus, d'autres constituent de véritables surprises.
- Roi Heenok (Canada) : Surprise de l'album, sa participation se limite à une brève intervention dans l'intro où ElGrande Toto n'apparaît même pas. Une présence éclatante mais fugace.
- Kaaris (France) : Déjà allié de Toto dans d'autres collaborations, il apporte une touche d’agressivité familière, parfaite pour ce type de mixtape.
- Oli (France) : Un choix inattendu, car le duo Bigflo & Oli évolue normalement dans un univers plus old-school, mais cela ajoute une teinte différente à l'album.
- Morad (Espagne) : Une collaboration fluide avec une alchimie naturelle, puisque leur style est très proche.
- Baby Gang (Italie) : Habitué des collaborations avec Toto, leur duo fonctionne bien et prolonge la synergie de leurs précédents projets.
- Samara (Tunisie) : Une première collaboration, mais leurs styles respectifs se marient naturellement.
- HD La Relève (Belgique) et JRK 19 (France) : Ces deux featurings s’écartent légèrement des sonorités méditerranéennes, flirtant avec le rap belge et le rap de Paris, ce qui apporte un peu de fraîcheur dans l'ensemble du projet.
Cette diversité d'artistes ne se limite pas à des coups de communication. On sent une réelle cohérence dans le choix des collaborateurs, comme si tous appartenaient à la même «famille musicale». Ce sont des artistes qui, pour la plupart, se connaissent et partagent des visions artistiques communes.
Les prods : Soleil, trap et minimalisme maîtrisé
Sur le plan de la production musicale, ElGrande Toto reste fidèle à ses habitudes, tout en s'ouvrant à de nouveaux horizons. Le choix des beatmakers reflète une certaine polyvalence. On retrouve ses partenaires de toujours, mais aussi des figures phares qui collaborent régulièrement avec les artistes invités.
Producteurs emblématiques : Katrina Squad (Guilty et DJ Ritmin), SHB, SLK, West, Shrax, Hazer, Yo Asel, Nouvo, mais aussi FLDuster, Higashi (qui collabore avec Baby Gang), Oscar Zero (Italie), et d'autres noms comme Scar, Korokantu, AbSynapse, Double A, Training Center et Enigma.
Ces producteurs apportent à l'album un souffle méditerranéen, avec des sonorités qui rappellent le Sud, le soleil et l'atmosphère des rues de Marseille, Barcelone ou Naples. Ce cocktail de rythmes fait penser aux vibrations festives des soirées d'été, mais l'album parvient à éviter la redondance.
Certaines pistes sortent du lot, notamment les titres avec HD La Relève et JRK 19, qui s'aventurent dans une ambiance plus sombre et plus urbaine, flirtant avec l'esprit du rap belge et parisien. Globalement, les prods restent dans un registre trap, festif ou mélancolique, avec parfois des envolées plus nerveuses. Les mélodies ne sont pas particulièrement innovantes, mais elles font «le job», comme on dit dans le milieu.
Les thématiques : Un projet imbibé de contradictions assumées
ElGrande Toto ne cache pas ses thèmes de prédilection, mais il les aborde avec plus de profondeur. La drogue est omniprésente, au point de devenir l'une des marques de fabrique de l'artiste. Plus qu'un simple sujet «choc», il explore l'hypocrisie autour de la consommation, notamment au Maroc.
On retrouve également des thèmes engagés qui apparaissent sous forme de petites piques disséminées au fil des titres.
- Critique sociale et message anti-classe : Un discours récurrent contre les élites et les figures d'autorité.
- Soutien à la Palestine et au Congo : Des prises de position directes, notamment dans le morceau «À la base», où il critique les médias européens pour leurs accusations systématiques d'antisémitisme dès qu'un artiste ou un militant soutient la Palestine. Cette allusion montre l'influence du débat européen sur la scène marocaine, où ces polémiques sont moins présentes.
On sent que Toto se forge une identité hybride. D'un côté, il conserve la rage et l'authenticité du rap marocain. De l'autre, il absorbe les débats européens et les intègre dans ses morceaux, révélant ses influences multiculturelles.
Un positionnement double : ancrage local et vision internationale
Si «SALGOAT» est un miroir des influences européennes, il reste ancré dans la réalité marocaine. On peut y voir des similitudes avec la scène rap de France, d'Espagne et d'Italie, mais on ressent aussi la «touche marocaine», cette sensibilité propre à l'artiste. La structure des morceaux, les prods et les flows conservent un parfum de «rue de Casablanca». Ce subtil équilibre entre l'importé et le local permet à ElGrande Toto de se positionner comme un pont entre le Maroc et l'Europe.
Décryptage des paroles du track «SALGOAT» et leur symbolique
Les premières paroles du titre qui porte le nom de l'album «SALGOAT» marquent une introduction forte, assumée par Roi Heenok, qui joue un rôle de narrateur symbolique. Ce choix d'ouverture n'est pas anodin : Roi Heenok est une figure excentrique et provocante de la scène rap canadienne, connu pour ses punchlines absurdes et ses références à la culture du «business» et de la «rue». Son intervention pose le cadre du morceau, où il agit comme une voix off narratrice décrivant le parcours du produit (le cannabis) depuis sa production locale au Maroc jusqu'à sa supposée distribution à l'international.
> Responsabilité sociale et artistique
En tant que figure publique au Maroc, ElGrande Toto a un rôle d'influence auprès de la jeunesse. Les images fortes et la description précise des flux du cannabis peuvent être perçues comme une glorification du trafic. Pour éviter cette lecture, il aurait été pertinent d'insister sur les contradictions sociales liées à la culture du cannabis, notamment les débats autour de sa légalisation ou les effets sur les familles et les communautés rurales du Rif.
Le rap étant un espace de dénonciation, ce type de prise de position aurait permis d'équilibrer la narration.
> L'impact géopolitique
Le choix d'évoquer le détroit de Gibraltar et les routes maritimes du cannabis ouvre un débat plus large sur le rôle stratégique du Maroc dans les flux de marchandises à l'international. Cette mention, en apparence anodine, permet de relier la chanson à un sujet de politique publique. En ajoutant une dimension critique, il aurait été possible d’aborder les efforts du Maroc pour moderniser ses contrôles maritimes ou les enjeux géopolitiques autour des frontières commerciales.
Pas de prise de risque artistique, mais une énorme prise de risque sur la frontière morale
Si l'objectif de «SALGOAT» était de montrer la force de l'entourage d'ElGrande Toto, alors le pari est réussi. Chaque artiste invité a fait ce qu’il sait faire de mieux, sans révolutionner le genre, mais avec maîtrise et assurance. Ce projet s’inscrit dans la continuité de ce qu’on attend d’une mixtape de haut niveau : de la technique, de la cohérence, des connexions interessantes et une ambiance calibrée.
Certes, on aurait pu attendre plus de prises de risque, mais l’album remplit son rôle. Personne ne sort de sa zone de confort, mais tout le monde est à son meilleur niveau.
ElGrande Toto n’a pas cherché à bouleverser les codes. Il a préféré capitaliser sur ses acquis, renforcer ses alliances artistiques et confirmer son statut de pont musical entre le Maroc et l'Europe. Une stratégie qui porte ses fruits, car au-delà des beats et des punchlines, «SALGOAT» affirme la position de Toto sur l’échiquier du rap méditerranéen et européen.
Cependant, le risque de glorification implicite du cannabis est bien présent, notamment par l'usage d'images valorisantes. Une vision critique plus explicite aurait permis de mieux contextualiser le propos. Le rap, en tant qu'outil de dénonciation, aurait pu enrichir le discours en insistant sur les contradictions économiques et sociales.
Avec «SALGOAT», ElGrande Toto livre donc une œuvre qui divise : provocation, témoignage, ou auto-glorification ? À chacun de juger.
Note finale le1.ma :
- Originalité : ★★★☆☆
- Ambiance et production : ★★★★☆
- Paroles et thématiques : ★★☆☆☆
- Cohérence générale : ★★★★☆
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