La guerre des ombres : le renseignement français sort du silence

Esprit Défense n°17 : Quand la France dévoile sa «bataille invisible»

Pour la première fois, le ministère français des Armées consacre un dossier entier à ses trois services de renseignementDGSEDRM et DRSD. L’édition automne 2025 du magazine Esprit Défense lève le voile sur un univers où la victoire se gagne par la connaissance et où la frontière entre guerre et paix s’estompe.

Cette publication marque un tournant : celui d’un renseignement assumé comme instrument de souveraineté et de puissance, dans un monde saturé de menaces hybrides et de manipulations informationnelles.

L’opération de communication n’est pas anodine : elle intervient dans un climat de désinhibition stratégique, où la France revendique son autonomie d’appréciation face à un monde fragmenté et technologiquement instable. Une réponse également aux rumeurs de tensions entre ces services et l’Élysée.

Ce dossier est donc à lire comme une charte doctrinale implicite : le renseignement n’est plus un outil de l’ombre, mais un organe intellectuel de la décision d’État.

Le renseignement, clé de la souveraineté décisionnelle

Sous le titre «La bataille invisible», le dossier met en scène la révolution silencieuse qui traverse les services français. Trois piliers structurent ce dispositif :

🇫🇷 La DGSE, «service secret par excellence», dont le directeur Nicolas Lerner insiste sur la nécessité de “pénétrer les structures adverses” pour comprendre les dynamiques de pouvoir. Son interview met en garde contre le biais de rationalité, ce travers qui pousse les analystes à projeter leurs propres logiques sur les autocraties qu’ils observent.

🇫🇷 La DRM, bras militaire du renseignement, dirigée par le général Jacques Langlade de Montgros, s’impose comme «l’horloger du chaos». Elle déchiffre les fronts, évalue les capacités russes à l’horizon 2030 et s’appuie sur l’intelligence artificielle via la plateforme Escrim, hébergée sur le cloud souverain Artémis.IA.

🇫🇷 La DRSD, enfin, commandée par le général Aymeric Bonnemaison, veille à la sécurité des forces et des industries stratégiques françaises. Elle anticipe les menaces TESSCo (terrorisme, espionnage, sabotage, subversion, crime organisé) et déploie sa propre IA, SIRCID, pour repérer les signaux faibles d’ingérences étrangères.


Nicolas Lerner – DGSE : la guerre des rationalités

Le directeur de la DGSE adopte une posture analytique et presque philosophique. Il reconnaît d’abord le «biais de rationalité» : la tendance des services à projeter leur propre logique sur celle de leurs adversaires. Cette confession publique marque un tournant vers une culture réflexive du renseignement, qui assume ses erreurs d’interprétation (notamment sur l’invasion russe de l’Ukraine).

« Le risque consiste à calquer nos propres grilles d’analyse sur celles des dirigeants étrangers. »

Lerner introduit ensuite deux innovations doctrinales :

  1. Le renseignement comme diplomatie de la dissuasion : il cite la déclassification américaine avant l’invasion d’Ukraine, symbole d’un renseignement “exposé” pour influencer le cours des événements.
    → La DGSE se prépare à cette logique de renseignement communicant : contrôler ce qu’on révèle devient un acte stratégique.
  2. La convergence du technique et de l’humain : Lerner parle d’une « frontière qui s’estompe » entre technologie et clandestinité.
    → La DGSE admet que l’officier traitant du XXIe siècle recrute via les réseaux, profile via l’IA, et protège ses sources avec des outils numériques.

Enfin, Lerner met en garde contre les guerres cognitives : désinformation, cyber-prépositionnement, compromission numérique.

« L’arme cyber est désormais utilisée pour pénétrer durablement des structures. ».

Cette phrase scelle la fusion entre espionnage, cybersécurité et guerre psychologique.

  • Esprit defense n° 17 Automne 2025 Lerner
  • Esprit defense n° 17 Automne 2025 DGSE 2

Jacques Langlade de Montgros – DRM : la métrologie du chaos

Le général de Montgros offre un discours d’une précision doctrinale intéressante. Sa formule : « Réduire l’incertitude dans un monde de dissimulation », résume la vocation du renseignement militaire à l’ère de la saturation informationnelle.

Trois messages clés émergent :

  • Retour de la conflictualité totale : il parle d’une «accentuation du chaos», du «retour du fait nucléaire» et du «recours désinhibé à la force».
    → Le renseignement devient la colonne vertébrale de la décision politico-militaire, l’œil d’un monde revenu à la logique de puissance.
  • Transformation numérique et souveraineté des données : la DRM pilote Escrim, outil d’exploitation des données couplé à Artémis.IA, plateforme souveraine du ministère français des Armées.
    → La maîtrise du cloud sécurisé devient un enjeu stratégique autant que la maîtrise de l’espace aérien.
  • Doctrine du troc de renseignement : «Le renseignement repose sur la confiance et la réciprocité ; il s’accommode mal des structures collectives.»
    → Le général réaffirme le choix français du bilatéralisme souverain : coopérer sans dépendre.

Sous son vernis technique, cette interview affirme une philosophie :

«Un service de renseignement est avant tout un outil de souveraineté.»

La DRM n’est plus un auxiliaire des armées, mais un instrument de politique étrangère.

  • Esprit defense n° 17 Automne 2025 DRM
  • Esprit defense n° 17 Automne 2025 DRM 2 scaled

Aymeric Bonnemaison – DRSD : le bouclier intérieur

Le patron de la DRSD livre le volet intérieur de cette doctrine. Son discours est moins spectaculaire, mais d’une acuité stratégique : il décrit la mutation des menaces, du terrorisme vers l’espionnage, la subversion et les attaques hybrides.

Trois points dominent :

  1. L’État vulnérable par ses sous-traitants : les PME et laboratoires deviennent les premières cibles des puissances étrangères.
    → «La première faille reste humaine.»
    Le renseignement s’étend désormais au tissu industriel, aux universités et aux chaînes d’approvisionnement.
  2. La Chine comme protagoniste désigné : espionnage discret, partenariats universitaires de façade, faux entretiens d’embauche, la DRSD décrit avec réalisme les modes opératoires chinois.
    C’est une désignation publique d’un adversaire technologique, peu affirmée dans la communication officielle française.
  3. La vigilance face aux technologies émergentes : IA, quantique et métavers sont explicitement identifiés comme les trois menaces du futur. Bonnemaison anticipe le moment où le quantique brisera les clés de chiffrement, première fois qu’un responsable français l’affirme aussi clairement. «Ces innovations doivent être envisagées en combinaison avec les attaques physiques.»
    → Le champ de bataille devient intégral : virtuel, psychologique et matériel.
  • Esprit defense n° 17 Automne 2025 DRSD
  • Esprit defense n° 17 Automne 2025 DRSD 2

L’IA, nouvelle arme cognitive

Le reportage sur Victor, ingénieur IA de la DGSE, joue un rôle narratif : humaniser la mutation du renseignement. Mais en filigrane, il révèle deux ruptures majeures :

  • L’industrialisation du renseignement : le «ChatGPT de la DGSE» n’est pas un gadget, c’est une infrastructure cognitive destinée à explorer, classifier et synthétiser des données sensibles.
    → Le renseignement entre dans l’ère des moteurs de connaissance.
  • La culture start-up du secret : open space, baskets, data scientists patriotes.
    → Une réinvention générationnelle : les nouvelles recrues ne viennent plus du sérail militaire, mais du numérique civil.

La phrase-clé : «Nous ne pouvons pas rater ce train.», résonne comme un manifeste : l’IA n’est pas un outil, c’est la condition de survie cognitive du renseignement français.

Signaux politiques sous-jacents

Ce numéro d’Esprit Défense délivre plusieurs messages codés :

  • Volonté d’alignement doctrinal : les trois directeurs adoptent le même champ lexical, autonomie, anticipation, hybridité, souveraineté.
    → Il s’agit d’un texte-charnière destiné à inscrire la culture du renseignement dans la doctrine stratégique nationale, en écho à la Revue nationale stratégique 2025.
  • Normalisation du secret : on ne défend plus le secret par le silence, mais par la maîtrise du récit.
    → La parole publique devient une arme de légitimation du renseignement.
  • Préparation d’un cycle d’investissement technologique : IA, quantique, cybersécurité, souveraineté cloud, autant de signaux pré-budgétaires qui annoncent une accélération des programmes.
Le renseignement devient un langage d’État

Le numéro 17 d’Esprit Défense n’est pas un simple magazine : c’est un document doctrinal déguisé en publication institutionnelle. Il codifie la posture française face à la nouvelle guerre mondiale des intelligences : celle où l’information, la donnée et l’interprétation sont les véritables armes de dissuasion.

Les trois directeurs parlent peu, mais parlent clair :

  • Voir avant,
  • Comprendre mieux,
  • Protéger plus largement.

Cette transparence maîtrisée signe l’entrée du renseignement français dans une ère nouvelle :
celle du secret stratégique explicité, où l’État s’exprime enfin comme une puissance cognitive.

Nawfal Laarabi
Nawfal Laarabi
Intelligence analyst. Reputation and influence Strategist 20 années d’expérience professionnelle au Maroc / Spécialisé dans l’accompagnement des organisations dans la mise en place de stratégies de communication d’influence.

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