Sur les chemins des phosphates : Un pan de l’histoire du Maroc contemporain

Le film-documentaire de fiction “Sur les chemins des phosphates”, qui retrace les convoitises européennes sur le Maroc depuis le XIXè siècle jusqu’au recouvrement par le Royaume de son indépendance, a été projeté lundi soir à Rabat. Mohammed Nadrani, militant de gauche, natif de Khouribga, a immortalisé dans ce docu-fiction de 85 minutes, coréalisé avec Malika El Manoug, la lutte ouvrière marocaine dans les mines de phosphates de Khourigba. Il a choisi le 7ème art pour nous replonger dans l’histoire contemporaine du Maroc mêlant réalité, de par son propre vécu et celui de sa famille, et fiction. Une fiction pour éclairer un pan de l’histoire sorti des galeries obscures des gisements de phosphates de Khouribga.


Dans l’entretien accordé à le1.ma, Mohammed Nadrani revient sur ce travail de mémoire et ses projets.

Le1.ma : D’abord comment vous est venue l’idée de traiter un tel sujet ?

Mohammed Nadrani : Ah l’idée ! Elle était là parce que j’habitais à Khouribga d’une part. J’ai passé toute mon enfance à Khouribga, j’ai étudié à Khouribga, j’ai eu mon Bac à Khouribga et j’ai milité aussi à Khouribga. En même temps, mon père était un mineur, il a travaillé dans les galeries de Khouribga.

Le1.ma : Toute la famille est baignée dans le phosphate…

Mohammed Nadrani : Absolument.

Le1.ma : Votre documentaire est en en quelque sorte un hommage

Mohammed Nadrani : C’est un hommage mais surtout et d’abord un vécu parce que j’ai continué à avoir des racines et des liens avec Khouribga et, en même temps, c’est un hommage que j’ai voulu rendre à Khouribga, tout simplement par ce qu’elle nous vus grandir et parce qu’elle a nous nourris et en même temps notre vie était façonnée en quelque par cette culture minière. Il fallait donc lui rendre cet hommage et revenir pour lui dire merci de nous avoir tant donné ; et maintenant c’est à nous de parler de Khouribga et de faire parler d’elle.

Le1.ma : A travers votre docu-fiction, vous avez remonté le fil du temps d’un Maroc convoité par les puissances coloniales de l’époque

Mohammed Nadrani : Tout a commencé par la Conférence d’Algésiras en 1906 qui donnait en fait le droit à toutes les puissances signataires de l’acte éponyme d’investir au Maroc et avaient un certain contrôle sur tous les ports du Maroc et en même temps sur les richesses du royaume. La France a su, à travers le génie du Général Hubert Lyautey, s’accaparer du phosphate et a mené une campagne terrifiante et sanglante, d’abord avec le bombardement de Casablanca (ndlr : du 5 au 7 août 1907) et par la suite la campagne de la Chaouia parce qu’il y avait une forte résistance appuyant la révolte des tribus matée par le Général Albert d’Amade. Mais il y avait aussi la voie ferrée qui était une voie militaire au début pour l’approvisionnement des troupes pour devenir économique avec son prolongement jusqu’à Oued Zem. Ce prolongement s’est fait durant la première guerre mondiale au moment où l’Europe était en train de s’entredéchirer. Ce n’était donc pas un hasard. Au contraire, les Français voulaient arriver jusqu’au plateau de Ouled Abdoun où ils savaient qu’il y avait des réserves et des gisements importants de phosphates. Et comme il y avait d’autres pays signataires, la France n’était pas donc la seule à avoir le droit de l’exploitation des phosphates.

Le1.ma : Qu’est ce qu’ils ont fait ?

Mohammed Nadrani : C’est là où intervient le génie du Général Lyautey en faisant en 1920 de l’Office chérifien des phosphates (OCP) une propriété du Makhzen. De cette manière là, ce n’était pas la France qui exploitait directement les phosphates mais par l’intermédiaire du pouvoir central à l’époque qui était sous le protectorat français. Par ailleurs, en exploitant les gisements de phosphates, la France a créé une ville, la capitale des phosphates qui contenait aussi une réserve très importante d’ouvriers. C’était la citadelle de la classe ouvrière.

Le1.ma : Qui dit phosphates dit classe ouvrière et luttes ouvrières..

Mohammed Nadrani : Effectivement, ces luttes ouvrières existaient et s’étaient affirmées grâce aussi à la coopération et le mélange avec les Européens . Surtout qu’il y avait des cadres et des militants syndicalistes appartenant soit à la CGT soit au parti communiste à l’époque. Ils jouaient un rôle de sensibilisation et de conscientisation des ouvriers sans oublier le mouvement de 1936 en France qui a joué un grand rôle dans la radicalisation de la classe ouvrière. Et avec cette radicalisation, les syndicalistes français ont perdu le contrôle et ont été dépassés ; et les revendications sociales sont devenues de plus en plus radicales conduisant à des luttes héroïques pour la revendication du retour du Roi, Feu Mohammed V. Surtout lors du deuxième anniversaire de son éloignement les 20 et 21 août 1955 qui a pesé énormément dans l’indépendance du pays.

Le1.ma : Pour faire ce documentaire, cela demande un travail de recherche de fourmis, combien de temps cela à vous a pris ?

Mohammed Nadrani : Effectivement, il ya eu un travail de recherche de longue haleine et je peux vous dire que cela m’a pris quatre ans de travail et deux ans de production pour tout finaliser.

Le1.ma : Et qu’est-il du budget ? Avez-vous bénéficié d’aide ?

Mohammed Nadrani : Nous avons déposé le film auprès du Centre cinématographique marocain pour une aide après production qui nous a été accordée.

Le1.ma : Et qu’est-il de l’OCP ? Vous l’avez approché ? Surtout qu’OCP Policy Center fait un remarquable travail de production intellectuelle et cela pourrait enrichir sa médiathèque.

Mohammed Nadrani : L’OCP ? Pourquoi pas, j’espère bien. Je suis ouvert à toutes les propositions. En tout cas c’est aussi leur histoire, l’Histoire de l’OCP.

LE1.ma : Comment a été reçu et perçu votre documentaire par le public ?

Mohammed Nadrani : Franchement, les gens étaient satisfaits et émus. Toutefois le parfait n’existe pas. On a toujours l’ambition de faire mieux mais quand-même les gens étaient généralement satisfaits du travail accompli. Je dois vous rappeler que je n’étais pas seul à travailler sur ce film. J’ai travaillé avec Malika El Manoug que je salue au passage par le biais de votre site. Elle s’est beaucoup investie sur ce projet et n’a lésiné sur aucun moyen pour le faire naître.

LE1.ma : Pour le mot de la fin, avez-vous un autre film en gestation sur la mémoire collective ?

Mohammed Nadrani : Oui tout à fait. J’ai déposé au Centre Cinématographique Marocain le scénario d’un film sur la guerre du Rif et Abdelkrim El Khattabi. Nous l’avons défendu mais il n’a pas été retenu ; on va le redéposer pour la deuxième session prévue pour le 5 mai prochain.

Après son baccalauréat de Lettres modernes, Mohamed Nadrani entreprend des études de philosophie à l’université de Rabat. Militant d’extrême gauche, il sera incarcéré à l’âge de 22 ans à Agdz et Kalaât Mgouna où il y passera 9 ans du 12 avril 1976 jusqu’au 31 décembre 84. C'est dans ses lieux de détention qu'il découvre ses talents de dessinateur lorsqu’il a trouvé dans sa cellule un bout de charbon de bois. Devenu son compagnon et son confident, il le garde sur lui jusqu’à sa libération, en 1984. Vingt ans plus tard, Mohamed Nadrani troque son morceau de charbon pour un crayon. Son album « Les Sarcophages du complexe, disparitions forcées » est sorti aux éditions Al Ayam en avril 2005.

Noureddine Boughanmi, journaliste polyglotte avec plus de trois décennies d'expérience dans différents supports marocains et étrangers. Passionné de littérature, d'actualité et d'art, il a interviewé, en français, en anglais et en arabe des dizaines d'acteurs politiques de renommée mondiale. Durant les années 1980 et 1990 il a roulé sa bosse entre la Tunisie, la France, l'Indonésie, l'Afrique du Sud avant de s'installer définitivement au Maroc

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