La décision a tout d’un séisme dans le petit monde des concessions énergétiques. Après près d’un siècle de présence continue via la Compagnie parisienne de chauffage urbain (CPCU), Engie vient de perdre le contrôle du plus grand réseau de chaleur de France, au profit d’un consortium emmené par Dalkia (filiale d’EDF), Eiffage et RATP Solutions Ville. Un contrat de 15 milliards d’euros sur 25 ans, qui doit encore être entériné par un vote du Conseil de Paris mi-décembre, et qui redessine à la fois la carte industrielle du secteur et la stratégie climatique de la capitale.
Un « méga-contrat » qui change de mains
Le marché porte sur l’exploitation et la modernisation du réseau de chauffage urbain parisien : plus de 500 km de canalisations enterrées, près d’un million de personnes chauffées à Paris et dans 16 communes limitrophes, ainsi que la totalité des hôpitaux publics de la capitale.
La concession actuelle, détenue par la CPCU (Engie 66,5 %, Ville de Paris 33,5 %), court jusqu’au 31 décembre 2026. Elle représentait déjà près de 20 % du marché français des réseaux de chaleur, faisant de Paris une vitrine mondiale pour son exploitant.
Au terme de cinq années de préparation et de 27 mois de consultation, la mairie a tranché en faveur de l’offre Dalkia–Eiffage–RATP, jugée plus performante sur deux axes clés : le verdissement du mix énergétique et la maîtrise des tarifs. Engie, délégataire historique, encaissera 3 millions d’euros pour ses frais d’offre, mais perd un actif stratégique qui s’alignait parfaitement avec sa narrative de champion des infrastructures décarbonées.
76 % d’énergies renouvelables : la promesse verte de Dalkia
Le cœur de la décision tient dans le « verdissement massif » du réseau promis par Dalkia. Aujourd’hui, environ 50 % de la chaleur distribuée provient déjà d’énergies renouvelables ou de récupération : incinération des déchets, biomasse, géothermie. Le nouveau contrat prévoit 3,4 milliards d’euros d’investissements sur 25 ans pour porter cette part à 76 %, permettant une quasi-sortie du gaz fossile sur la durée de la concession.
Concrètement, la trajectoire repose sur plusieurs leviers :
- montée en puissance des unités de valorisation énergétique des déchets
- développement de la biomasse et des unités de cogénération bas carbone
- exploitation accrue du potentiel géothermique en Île-de-France.
La Ville annonce qu’environ 200 000 logements supplémentaires pourront abandonner leurs chaudières au gaz ou au fioul pour se raccorder au réseau de chaleur, ce qui sécurise à la fois la facture des ménages et la trajectoire de neutralité carbone locale.
Tarifs : la mairie promet des baisses dès 2027
Au-delà du volet environnemental, la bataille s’est jouée sur le terrain très concret des prix. L’adjoint à la maire de Paris chargé de la transition écologique, Dan Lert, promet une baisse des tarifs dès 2027 pour 69 % des usagers, avec un effort ciblé sur les logements, et un encadrement des hausses sur toute la durée du contrat.
Dans un contexte de volatilité des prix du gaz et de l’électricité, l’argument est politiquement puissant : le réseau de chaleur devient un outil de protection des ménages face aux chocs énergétiques, tout en amplifiant l’impact climatique des politiques locales.
Reste une question centrale : cette promesse tarifaire sera-t-elle tenable sur 25 ans, alors que les coûts des matières premières, des technologies et de la main-d’œuvre sont tout sauf figés ? C’est sur ce point que les prochains arbitrages réglementaires et la gouvernance de la future société de projet seront scrutés de près.
La Ville de Paris reprend la main sur les actifs
Le nouveau schéma de concession marque aussi une inflexion patrimoniale. La ville deviendra propriétaire des 12 centrales de production de chaleur, via la création d’une nouvelle société d’économie mixte (SEM) détenue à 49 % par des acteurs publics (Ville de Paris et Caisse des dépôts) et à 51 % par Dalkia.
Ce montage renforce le contrôle public sur des infrastructures stratégiques, tout en s’appuyant sur l’expertise industrielle d’un opérateur privé rompu aux réseaux de chaleur. Pour Dalkia, déjà numéro deux du secteur français derrière Engie, c’est un coup d’accélérateur majeur sur un actif emblématique, au cœur de la transition énergétique des grandes métropoles.
Un camouflet pour Engie… mais pas la fin de la partie
Pour Engie, l’échec est symbolique. La CPCU, créée en 1927, constituait à la fois un laboratoire technologique, un outil de démonstration commerciale et un marqueur historique de sa présence dans les services énergétiques urbains. Perdre ce contrat au profit d’une filiale d’EDF, sur fond de compétition accrue entre grands énergéticiens français, est un revers industriel et d’image.
Le groupe peut toutefois mettre en avant d’autres succès parisiens, comme la concession du réseau de froid urbain Fraîcheur de Paris, remportée en 2021 pour 20 ans, qui prévoit un chiffre d’affaires d’environ 2,4 milliards d’euros et une extension massive du réseau de climatisation décarbonée de la capitale.
Reste que, dans le segment très visible des réseaux de chaleur, Dalkia marque un point décisif, susceptible de peser dans d’autres appels d’offres majeurs en France et en Europe.
Une décision technique… et éminemment politique
L’opposition municipale ne s’y est pas trompée. À quatre mois des élections, plusieurs figures de la droite parisienne dénoncent une « attribution précipitée » et un « coup de Jarnac » de la majorité sortante, accusée de verrouiller un choix structurant avant le prochain scrutin.
La mairie rétorque que cinq années de travail ont été nécessaires, que le calendrier est celui des concessions et que retarder la décision reviendrait à fragiliser la trajectoire de décarbonation du réseau. Sur le fond, l’exécutif parisien assume clairement un pari : faire du chauffage urbain un levier central de sa stratégie climat, et inscrire ce choix dans le temps long, au-delà des alternances politiques.
Ce qu’il faut retenir
– Contrat colossal : 15 milliards d’euros sur 25 ans, près d’1 million de personnes concernées.
– Basculé d’Engie (via la CPCU) vers un consortium emmené par Dalkia, avec Eiffage et RATP Solutions Ville.
– Objectif climat : 76 % d’énergies renouvelables dans le mix chaleur, 3,4 milliards d’euros d’investissements, sortie progressive du gaz fossile.
– Promesse sociale : baisse des tarifs pour 69 % des usagers dès 2027 et stabilité des factures sur la durée de la concession.
– Enjeux de gouvernance : montée en puissance du contrôle public via une SEM, et recomposition du rapport de forces entre Engie et Dalkia sur le marché des réseaux de chaleur.
Si le Conseil de Paris valide le choix mi-décembre, la capitale disposera d’un nouvel outil de politique climatique, mais aussi d’un test grandeur nature : celui de la capacité d’un montage public-privé à conjuguer, sur un quart de siècle, neutralité carbone, sécurité énergétique et protection du pouvoir d’achat.






