Ibrahima Cheikh Diong est incontestablement le panafricain le plus chinois spécialisé dans les relations Chine –Afrique. Et pour cause, il a passé 30 ans de sa vie dans l’Empire du Milieu.
Riche d’une carrière politique et économique, il a occupé plusieurs postes clés aussi bien dans son pays natal en qualité de ministre, conseiller à la présidence du Sénégal ou bien à la tête de Senegal Airlines ou à l’international, avant de fonder son propre cabinet de consulting, l’Africa Consulting and Trading, une société panafricaine de conseil en gestion et de facilitation commerciale à Dakar.
Invité à prendre part à la conférence des experts préparatoire du 6ème Sommet du Forum de coopération sino-africain (FOCAC), co-organisée le mardi 6 mars par l’Institut marocain Amadeus et l’ambassade de Chine au Maroc, il a accordé à le1.ma une interview dans laquelle il parle entre autres, de son expérience, des jeux et des enjeux de la coopération sino-africaine et des perspectives d’avenir.
Le1.ma : Ibrahima Cheikh Diong, vous êtes une figure des relations Afrique-Chine surtout que vous avez passé pratiquement 30 ans de votre vie en Chine. Comment est venue l’idée de la part d’un Sénégalais pour atterrir en Chine alors qu’à l’époque de Senghor, c’était la rive gauche ou la rive droite de Paris ?
Ibrahima Cheikh Diong : Ecoutez ça s’explique très facilement. Il ya 30 ans, j’étais extrêmement impressionné par la Chine, de part sa culture, de part son histoire. Et comme j’avais l’intention d’aller étudier dans un pays pragmatique mais qui est aussi confronté aux mêmes problématiques de développement, je ne l’ai pas regretté même si c’était à une époque où la Chine n’était pas une destination facile. Mais j’ai vite compris qu’avec leur détermination et leur volonté, les chinois sont arrivés à devenir le pays qu’ils sont ; et aujourd’hui tout le monde veut aller en Chine. Moi j’ai eu la chance de le faire il y a 30 ans, ce qui fait que je suis très honoré d’avoir vu la Chine grandir et se développer comme c’est le cas actuel.
Le1.ma : Est-ce que vous étiez influencé dans votre départ par la lecture du livre d’Alain Peyrefitte «Quand la Chine se s’éveillera, le monde tremblera» ?
Ibrahima Cheikh Diong : J’étais en Chine à l’époque où, dans les années 1980, Deng Xiaoping se posait la question : est-ce qu’il faut s’ouvrir au reste du monde en gardant la culture chinoise ?
Le1ma.ma : Une Chine à deux vitesses…
Ibrahima Cheikh Diong : Une Chine à deux vitesses, tout à fait, où la culture chinoise reste la même mais il fallait aussi s’ouvrir au reste du monde parce qu’ils ont une forte population. Il fallait naturellement que la Chine assure les moyens de son développement. Et il s’agit tout simplement d’un gros marché qui fait 1,5 milliard de personnes qui s’ouvre au marché européen, américain et asiatique. Ils sont restés profondément chinois et pu devenir un pouvoir économique que l’on connaît aujourd'hui grâce à cette politique et grâce à la volonté de Deng Xiaoping.
Le1.ma : La Chine est devenue aujourd’hui un véritable casse-tête pour le monde occidental notamment en termes de machine économique et de partenariats gagnants-gagnants…
Ibrahima Cheikh Diong : Oui c’est un casse-tête chinois mais la réalité est que ce casse-tête fonctionne sur la base de quelque chose d’extrêmement structuré. Les Chinois, cela fait des décennies qu’ils étaient en train de réfléchir à cette possibilité, à devenir un pouvoir économique comme on le connaît aujourd’hui. Donc, ce n’est pas quelque chose qui s’est passé en l’espace de 24 heures. Cela s’est passé avec des décennies de réflexion.
Le1.ma : Quel est donc le secret ou la recette de la réussite chinoise sachant que la Chine est sortie d’une révolution et d’une longue marche extrêmement pauvre et subitement le décollage du pays, par quoi l’expliquez-vous ?
Ibrahima Cheikh Diong : Je pense que cela vient principalement du fait que les Chinois ont reconnu très tôt qu’ils viennent d’une histoire douloureuse avec une pauvreté frappant le milieu rural et un peu partout en Chine et que s’ils n’arrivaient pas à trouver les politiques économiques adéquates et les stratégies adéquates, cette population allait exploser et par conséquent, il fallait rapidement réfléchir à trouver les moyens de leur développement. Quand on regarde la Chine aujourd’hui sur toutes les chaînes de valeur, que ce soit les politiques de développement, le financement de son développement, les partenariats avec le reste du monde, elle a une stratégie extrêmement claire qui fait qu’aujourd’hui les Chinois sont donc partis de là et arrivés à transformer leur économie. L’autre point qui est aussi extrêmement important, c’est qu’ils sont des gens très sérieux, travailleurs. Ce sont des gens aussi qui sont conscients que les solutions pour leur pays doivent venir d’eux-mêmes avant de compter sur le reste du monde. C’est un exemple pour l’Afrique et c’est aussi un pays qui reconnaît que pour pouvoir nourrir sa population, il va falloir avoir une agriculture modernisée, une industrialisation qui permet de pouvoir répondre aux besoins de ce pays. Naturellement, ils ne sont pas bénis en termes de commodités et de ressources naturelles et c’est la raison pour laquelle ils développent des partenariats avec le reste du monde, y compris l’Afrique pour pouvoir répondre à leurs besoins et c’est très intelligent.
Le1.ma : Est-ce qu’on peut vraiment parler d’un partenariat sud-sud, gagnant-gagnant, entre la Chine et l’Afrique ?
Ibrahima Cheikh Diong : La Chine sait ce qu’elle veut de l’Afrique, que ce soit dans le monde de l’éducation, de la culture, de l’investissement, de l’économie et du développement. La Chine a une stratégie africaine dans laquelle on trouve tous ces aspects. La question que je me suis tout le temps posée : est ce que les pays africains, chacun en ce qui le concerne, a une stratégie vis-à-vis de la Chine ? Et c’est à ce moment là à mon avis qu’il faudrait que les pays africains commencent d’abord par cette stratégie de la Chine et une fois qu’on est autour de la table avec la Chine et les pays africains pour les négociations, de manière à ce que chacun y trouve son compte. Mais si vous allez en négociations et que vous n’avez aucune stratégie et que vos attentes ne sont pas claires et vos orientations un peu confuses, il ya de fortes chances que dans vos négociations vous n’allez pas défendre vos intérêts. Le gagnant-gagnant commence à mon avis à ce que chacun sache ce qu’il veut et à ce moment là on pourra trouver les compromis qu’il faut de part et d’autre et arriver à préserver ses intérêts.
Le1.ma : On parle de la foire de Shanghai comme étant une vitrine pour l’import-export. Réellement que peut exporter l’Afrique en termes de produits vers la Chine ?
Ibrahima Cheikh Diong : Déjà, il ya cette partie qui est un peu évidente qui est le fait qu’effectivement, avec les ressources naturelles abondantes en Afrique, et l’économie chinoise qui croît en moyenne de 9%, il est clair qu’elle a besoin de commodités et de ressources naturelles et de matières premières.
Deuxièmement, l’Afrique a la volonté de s’industrialiser. La Chine est passée par là. Il est clair qu’il peut y avoir quand même des échanges au niveau de l’industrialisation qui peuvent bénéficier des deux côtés parce que les Chinois cherchent des débouchés en Afrique et les Africains ont besoin de pouvoir transformer leurs matières premières sur place, ils ont besoin donc d’intéresser les privés qui s’installent en Afrique. Il existe effectivement un axe important à développer. Et puis troisièmement, il ya aussi une énorme potentialité entre les secteurs privés chinois et africains qui est sous exploitée. Jusqu’ici, c’est des coopérations entre nos Etats pour des financements alors qu’effectivement on peut encourager des joint-ventures entre les secteurs privés des deux parties et assurer à ce que leur partenariats soit assez divers et ne restent pas seulement au niveau gouvernemental mais aussi tient compte des partenariats entre les privés.
Le1.ma : Qu’en est-il de l’aspect financier ? Le président chinois avait annoncé lors du sommet du FOCAC de 2015 à Johannesburg une enveloppe de 60 milliards de dollars à telle enseigne qu’une chercheuse de Brookings Institution l’a qualifié de « diplomatie de prestige » du chef de l’Etat chinois qu’autre chose !
Ibrahima Cheikh Diong : Absolument. Il ne faut pas quand même faire l’erreur comme ce que font beaucoup de pays de penser qu’en injectant ou en annonçant des financements, on règle la coopération. La coopération est beaucoup plus complète que ça. Aujourd’hui, pour la Chine et même pour les institutions financières, la problématique majeure c’est la qualité et la préparation des projets qui sont portés pour les financements. Je vous donne un exemple concret, en 2000, au sommet Chine–Afrique à Pékin, on avait annoncé un fonds d’investissement Chine-Afrique qui a eu du mal à trouver des projets structurants. Dès lors, il a fallu mettre l’accent sur la qualité de préparation des dossiers. C’est la structuration des projets qui compte avant d’aller même chercher des financements.
Le1.ma : Quel est l’état des lieux aujourd’hui ?
Ibrahima Cheikh Diong : Quand on regarde par exemple le fonds d’investissement Chine-Afrique, il a eu du mal à décoller. Il a eu du mal à trouver des projets dans lesquels il peut prendre de la participation ou apporter de la dette.
Le1.ma : Par quoi s’explique cette carence ?
Ibrahima Cheikh Diong : Il faut tout simplement avoir des ressources d’investissements et avoir des ressources de préparation des projets.
Le1.ma : A juste titre, qu’en est-il des ressources humaines ?
Ibrahima Cheikh Diong : Naturellement, je l’ai dit d’ailleurs dans mon intervention, il faut qu’on donne une importance capitale au développement du capital humain. Tout développement doit être accompagné par des ressources humaines sûres. Et c’est la raison pour laquelle la Chine met un accent particulier sur l’éducation et la formation des Africains dans sa coopération. Effectivement, c’est aussi important que les financements. Regardez-moi, je suis un pur produit de la Chine-Afrique. J’ai été formé en Chine il ya trente ans, et aujourd’hui la sympathie et la connaissance que j’ai de la Chine viennent principalement du fait que j’ai été chez les Chinois et là c’est un acquis extrêmement important…
Le1.ma : …et vous êtes également leur porte-parole ?
Ibrahima Cheikh Diong : Je ne dirai pas un porte-parole mais je sais ce qui se passe de part et d’autre et cela me permet d’être un petit peu le pont entre l’Afrique et la Chine, surtout que je comprends les deux cultures, les deux Histoires et les deux perspectives. C’est comme ça que je vois la coopération.
Le1.ma : Vous êtes sénégalais, vous connaissez également parfaitement le Maroc, quel regard jetez vous sur la dimension africaine du Royaume ?
Ibrahima Cheikh Diong : Je dois vous avouer que je suis extrêmement séduit par ce qui est en train de se passer parce que ce genre de réflexion dans la Chine-Afrique n’existait pas. C’était principalement centré sur les relations entre les gouvernements et les relations bilatérales. Mais réunir autour d’une table les acteurs de l’économie, la société civile, les universitaires et les chercheurs, à mon avis c’est une grande première qu’il faut quand même saluer.
Le1.ma : Donc Amadeus apporte sa pierre ?
Ibrahima Cheikh Diong : Amadeus apporte sa pierre et je pense pour la Chine-Afrique, il faut démocratiser le débat et arriver à ce que tous les acteurs puissent se réunir, se parler d’une manière ouverte et directe sans langue de bois. C’est ainsi qu’on développera une relation saine entre la Chine et l’Afrique.
Le1.ma : L’Afrique ne risquerait-elle pas de devenir l’usine de la Chine ?
Ibrahima Cheikh Diong : Non pas forcément. Comme je viens de vous le dire, c’est important que chaque pays ait sa propre stratégie sur la Chine. Et une fois que vous avez cette stratégie, vous défendez vos intérêts comme tous les pays du monde. Chacun devrait aller en négociations avec ce qu’il veut. Naturellement vous n’allez pas obtenir tout ce que vous voulez mais au moins vous arrivez avec une clarté dans vos attentes. Et c’est extrêmement important que les pays africains commencent à être stratégiques dans leurs négociations, dans leurs besoins. Et ainsi l’Afrique pourra négocier avec les Turcs, avec les Chinois etc. tout e préservant ses intérêts.
Le1.ma : Quel conseil donneriez-vous à un homme d’affaires africain pour aborder le marché chinois ?
Ibrahima Cheikh Diong : Je pense qu’il faudrait savoir que dans le cadre du développement du partenariat public-privé, tout pays africain qui a un produit structurant et bancable où il pourrait trouver un partenaire technique ou financier chinois, il faut aller le chercher parce que ce type de partenariat permet de pouvoir bénéficier parallèlement des marchés chinois et africain.
Deuxièmement, il faut comprendre également que l’industrialisation et la transformation sont des choses aussi importantes que le commerce. Il faut donc savoir regarder les secteurs porteurs en Afrique et arriver à trouver les meilleurs chinois qui peuvent apporter l’expertise nécessaire au pays. En Chine, il y a du mauvais, du bon, du moins bon, et il y a aussi de l’excellent. Les partenaires que nous avons, sont des partenaires qui ajoutent de la vraie valeur à l’Afrique. Et c’est ça l’avenir de la coopération.
Le1.ma : Donc, pour vous, la conférence d’aujourd’hui est une valeur ajoutée pour aborder Chine-Afrique ?
Ibrahima Cheikh Diiong : Absolument. On est en train de démocratiser le débat, de parler d’une manière sereine et de partager l’avenir de la coopération. Et c’est ainsi que l’avenir de la coopération va se développer.