La refonte du "pacte collectif" sur lequel est basé le "système" est devenue une requête urgente. Non pas de la part de la classe politique, sclérosée, mais du marocain initié. La crise institutionnelle, les mouvements sociaux à répétition, les grands dossiers souverains en discussion dans les arènes internationales imposent une réflexion : qu'allons-nous léguer à nos générations futures ? Si les indicateurs du "tableau de bord Maroc" ne sont pas toujours dans le vert, souvent dans l'orange et de plus en plus dans le rouge, il est temps de procéder à une réelle introspection collective pour répondre aux attentes de nos enfants. Si plusieurs générations ont été sacrifiées, les suivantes ne nous pardonneraient jamais l'héritage catastrophique que nous leur laissons. Dans ce sens, le politologue Mustapha Sehimi, qui est également professeur de droit et avocat au barreau de Casablanca, a signé une analyse publiée en éditorial du dernier numéro de l'hebdomadaire Maroc-Hebdo. Vu l'importance du texte, sa pertinence et sa profondeur, LE1.ma le reproduit en intégralité avec l'accord de l'auteur.
Un peu d’humilité pour commencer: comment y voir clair dans l’appréhension du déroulement de la vie politique aujourd’hui? Les organes constitutionnels sont en place –gouvernement, parlement… Fonctionnent-ils dans des conditions satisfaisantes? Chacun donnera la réponse allant au-devant de ses inclinations personnelles, partisanes ou politiques. Pour ce qui est de l’institution parlementaire, il est plutôt difficile de lui donner un satisfecit, ne serait-ce que du fait d’un absentéisme pratiquement dominant et de la très faible productivité législative, tant de projets de texte restant encore dans les commissions. Et le gouvernement, maintenant? Il n’est pas mieux loti et ce pour des raisons connues: déficit de leadership de l’actuel chef de l’Exécutif, Saâd Eddine El Othmani, couplé à l’absence d’incarnation d’une politique; fragilité de la majorité…
Ce gouvernement se trouve depuis sa nomination, le 5 avril 2017, confronté à ce que l’on pourrait appeler deux «fronts» en même temps. Le premier a trait à l’appréciation royale faite dès les premières semaines de ce cabinet: blâme collectif lors du Conseil des ministres du 25 juin 2017 à Marrakech; assignation durant tout l’été de dix ministres concernés par le programme des conventions d’Al Hoceima d’octobre 2015; renvoi, enfin, de quatre membres du gouvernement.
Au passif, cependant les fractures sociales qui se sont aggravées. La cohésion sociale est en effet menacée et, partant, seule la contestation paraît être la formule pouvant donner des résultats.
C’est du sérieux. L’autre front auquel le cabinet s’est trouvé exposé regarde sa capacité à faire face à tant de dossiers complexes et délicats. Le premier d’entre eux intéresse les suites à donner, en termes réactifs et de bonne gouvernance, au «rattrapage» des dysfonctionnements et des promesses liés aux engagements de départ pris à Al Hoceima.
Des résultats ont été obtenus, il faut le reconnaître, et les populations y voient, à juste titre, la reconnaissance et surtout la légitimation –même tardive– de leurs revendications sociales. N’est-ce pas cette même situation qui s’est imposée depuis près de deux mois dans la petite ville minière de Jerada? Mais certains traits distinguent ces deux crises sociales: pas de leadership comme Nasser Zefzafi à Jerada; capitalisation dans cette même ville d’un savoir-faire dans la préparation et la conduite de la contestation; activisme de groupes liés à Al Adl Wal Ihsane et à Annahj Addimocrati, radicalité conduisant à l’affrontement violent avec les forces de l’ordre.
Que peut, dans ces conditions, le cabinet actuel? Le décalage, pour ne pas parler de divorce patent, est important entre le discours gouvernemental avec ses postures et ses déclarations et des réalités sociales, telles qu’en ellesmêmes, vécues et même subies par les citoyens. Pourtant, à l’actif du Maroc de 2018, les grands chapitres sont à rappeler: une monarchie consensuelle, un bloc normatif de progrès dans la nouvelle Constitution de juillet 2011, la popularité du Roi et son vaste dessein d’un projet de société moderne, démocratique et solidaire, enfin d’immenses potentialités dans ses forces vives (femmes, jeunes, cadres, entrepreneurs, …).
Les représentants institutionnels sont dépassés... Cherchez l’erreur: c’est le pacte collectif qu’il faut reconstruire
Au passif, cependant les fractures sociales qui se sont aggravées. La cohésion sociale est en effet menacée et, partant, seule la contestation paraît être la formule pouvant donner des résultats. Au départ, celle-ci était limitée à la manifestation comme expression d’une citoyenneté pleine et entière recouvrant aussi les droits économiques et sociaux –c’était même un signe de «bonne santé» démocratique.
Mais la contestation aujourd’hui relève d’un autre registre et d’une grille différente: le rejet du «système» avec ses pans administratifs ainsi qu’avec ses structures d’intermédiation, élues ou non. Les représentants institutionnels sont dépassés; les syndicats ne comptent que 3% d’encartés dans le monde du travail; les partis sont dans le même palier avec un total de moins de 500.000 membres, soit 2% des 24 millions de citoyens en âge de voter.
Cherchez l’erreur: c’est le pacte collectif qu’il faut reconstruire. Le nouveau modèle de développement à l’ordre du jour ne peut faire l’impasse sur cette équation de l’insertion de la crise sociale dans une autre gouvernance publique, pour éviter la réplique du hirak d’Al Hoceima et de Jerada.