Le rêve d’une nouvelle ère nucléaire pourrait buter sur un obstacle inattendu : le manque d’uranium. Selon un rapport publié vendredi par la World Nuclear Association (WNA), les besoins mondiaux en uranium destinés aux réacteurs civils vont croître d’un tiers d’ici 2030, pour atteindre 86 000 tonnes, avant de grimper à 150 000 tonnes à l’horizon 2040. Or, la production issue des mines actuelles devrait, elle, être divisée par deux au cours de la même période, provoquant un « écart significatif » entre l’offre et la demande.
Une demande mondiale dopée par la crise énergétique et l’IA
La guerre en Ukraine, en réduisant l’accès à l’énergie russe, a poussé plusieurs gouvernements européens à réinvestir dans le nucléaire comme solution domestique et décarbonée. Parallèlement, les géants technologiques se tournent eux aussi vers cette source d’énergie pour alimenter des centres de données toujours plus énergivores, notamment sous l’effet de l’intelligence artificielle. Cette conjonction explique l’accélération de la demande : la capacité nucléaire mondiale pourrait quasiment doubler, pour atteindre 746 gigawatts en 2040, portée par la Chine et l’Inde.
À rebours de cette dynamique, plusieurs producteurs majeurs, dont Kazatomprom (Kazakhstan) et Cameco (Canada), ont récemment annoncé des coupes dans leur production. Les mines existantes s’essoufflent, rendant leur exploitation moins rentable et moins productive. « L’écosystème n’est pas en équilibre. Il y a des nuages à l’horizon », a reconnu Mark Chalmers, directeur général d’Energy Fuels, l’un des principaux groupes américains du secteur.
Le rapport de la WNA insiste sur l’urgence d’investir dans l’exploration, de développer de nouvelles techniques d’extraction et d’accélérer les procédures d’autorisation. Mais la mise en production d’un nouveau gisement exige généralement 10 à 20 ans, ce qui laisse présager des tensions structurelles sur le marché mondial.
Points saillants du rapport
Production record : En 2024, les réacteurs nucléaires dans le monde ont généré 2 667 TWh d’électricité, soit le volume annuel le plus élevé jamais atteint, dépassant le précédent record de 2006 (2 660 TWh).
Impact climatique : L’énergie nucléaire a permis d’éviter l’émission de 2,1 milliards de tonnes de CO₂, soit presque deux fois l’empreinte carbone annuelle de l’ensemble de l’aviation mondiale.
Performance des centrales : Le facteur de charge moyen mondial a atteint 83 % en 2024, contre 82 % en 2023. Plus de 60 % des réacteurs affichent désormais un facteur de charge supérieur à 80 %, confirmant une amélioration continue depuis 2000.
Nouveaux réacteurs : Sept réacteurs ont été achevés et raccordés au réseau en 2024 : trois en Chine et quatre aux Émirats arabes unis, en France, en Inde et aux États-Unis.
Projets en cours : Actuellement, 70 réacteurs sont en construction à travers le monde. Neuf chantiers ont débuté en 2024, dont six en Chine et un respectivement au Pakistan, en Égypte et en Russie.
Le verrou de l’enrichissement et la dépendance à la Russie
Le défi ne se limite pas à l’extraction. L’uranium doit être converti et enrichi pour alimenter les réacteurs. Or, la Russie demeure un acteur central de l’enrichissement, un secteur hautement concentré et fragilisé par les tensions géopolitiques. Jacques Peythieu, vice-président exécutif d’Orano (France), dans une déclaration au Financial Time, estime néanmoins que l’Occident pourrait réduire sa dépendance d’ici le début des années 2030. Mais la nouvelle capacité d’enrichissement prévue pour 2028 est déjà largement préallouée aux clients existants.
KPIs – Principaux indicateurs du parc nucléaire mondial, d’après le World Nuclear Performance Report 2025.
Pays | Réacteurs en service | Capacité installée | Part nucléaire | Réacteurs en construction | Capacité en construction | CO₂ évité à vie |
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Argentina | 3 | 1641 MWe | 7 % | 1 | 25 MWe | 284 MtCO₂ |
Armenia | 1 | 416 MWe | 31 % | 0 | 0 MWe | 69 MtCO₂ |
Bangladesh | 0 | 0 MWe | 0 % | 2 | 2160 MWe | 0 MtCO₂ |
Belarus | 2 | 2220 MWe | 36 % | 0 | 0 MWe | 34 MtCO₂ |
Belgium | 4 | 3463 MWe | 42 % | 0 | 0 MWe | 1654 MtCO₂ |
Brazil | 2 | 1884 MWe | 2 % | 1 | 1340 MWe | 338 MtCO₂ |
Bulgaria | 2 | 2006 MWe | 42 % | 0 | 0 MWe | 630 MtCO₂ |
Canada | 17 | 12,714 MWe | 13 % | 0 | 0 MWe | 3524 MtCO₂ |
China (mainland) | 58 | 56,930 MWe | 5 % | 33 | 35,355 MWe | 3909 MtCO₂ |
Taiwan (China) | 0 | 0 MWe | 0 % | 0 | 0 MWe | 1135 MtCO₂ |
Czechia | 6 | 4212 MWe | 40 % | 0 | 0 MWe | 749 MtCO₂ |
Egypt | 0 | 0 MWe | 0 % | 4 | 4400 MWe | 0 MtCO₂ |
Finland | 5 | 4369 MWe | 39 % | 0 | 0 MWe | 888 MtCO₂ |
France | 57 | 63,000 MWe | 67 % | 0 | 0 MWe | 14,490 MtCO₂ |
Face à ces perspectives, plusieurs analystes, dont ceux de la banque Berenberg, alertent sur des risques « significatifs » de pénurie susceptibles de faire grimper les prix de l’uranium. Le secteur nucléaire, au cœur des ambitions énergétiques et climatiques mondiales, se trouve ainsi face à une équation délicate : conjuguer accélération de la demande et délais incompressibles de l’offre.