La récente mise en place de la fonction de géolocalisation sur la plateforme X (anciennement Twitter) a jeté une lumière crue sur les mécanismes obscurs de la désinformation en ligne. Cette fonctionnalité, qui permet d’indiquer le pays d’origine des comptes, a mis en évidence des campagnes organisées de dénigrement ciblant particulièrement le Maroc et l’Arabie saoudite.
Ces opérations, reposant massivement sur des identités fictives, des bots automatisés et des réseaux coordonnés, confirment ce que les chercheurs en OSINT (Open Source Intelligence) documentent depuis plusieurs années : la région Moyen-Orient–Afrique du Nord est devenue un laboratoire d’influence numérique, où les rivalités géopolitiques se prolongent sur X à coups de hashtags, de fausses nouvelles et de faux profils.
Les pays les plus visés : un classement alarmant
Les échanges qui ont explosé sur X autour du 22–23 novembre 2025 convergent vers un constat : dans le monde arabe, l’Arabie saoudite et le Maroc figurent parmi les cibles prioritaires des campagnes de désinformation structurées.
Arabie saoudite : au cœur des conflits informationnels
Des comptes d’analyse et de veille mettent en avant un schéma récurrent :
- l’Arabie saoudite, aux côtés des Émirats arabes unis, apparaît parmi les pays les plus attaqués par des réseaux de désinformation
- les origines récurrentes de ces attaques pointent vers l’Iran, l’écosystème qatarien, mais aussi des acteurs situés en Turquie et, plus largement, dans des pays où opèrent des sociétés privées de “communication politique”.
Ce constat rejoint les travaux du Citizen Lab et d’autres centres de recherche qui ont mis au jour, dès 2019, des opérations structurées comme «Endless Mayfly», un réseau de désinformation aligné sur l’Iran, utilisant de faux sites d’information et de faux profils pour répandre des narratifs hostiles à l’Arabie saoudite et aux États-Unis.
Maroc : troisième cible arabe, sous pression algérienne et qatarie
Pour le Maroc, des comptes spécialisés comme @misbarfc et d’autres observateurs arabophones cités sur X le placent en troisième position parmi les pays arabes les plus exposés aux fake news. Les attaques proviennent principalement :
- de médias et relais numériques liés à l’Algérie,
- de comptes basés au Qatar,
- de réseaux anonymes exploitant les thématiques sensibles : Sahara marocain, relations avec les pays du Golfe, normalisation avec Israël, gestion des crises internes (séisme, événements sportifs, etc.).
Les articles de presse marocains parlent d’une «guerre hybride» menée par la machine de propagande algérienne contre le Royaume, avec usage intensif de fake news, de montages, de comptes anonymes et de vidéos instrumentalisées, notamment depuis 2023–2024.
Quand la géolocalisation fait tomber les masques
La nouvelle fonction de X, qui affiche le pays de connexion des comptes, a agi comme un révélateur brutal.
Un utilisateur saoudien très suivi a ainsi partagé une analyse détaillée d’un réseau de faux comptes se présentant comme marocains :
- dans certains cas, jusqu’à 80 % de leurs abonnés et interactions étaient géolocalisés en Algérie,
- d’autres montraient une concentration de connexions au Qatar.
Ces comptes, qui se construisaient une identité «marocaine» en façade (pseudo, drapeau, bio), propageaient en réalité des contenus alignés sur les intérêts de ces pays tiers : attaques en règle contre la monarchie marocaine, contestation de la marocanité du Sahara, insinuations sur la diplomatie marocaine en Afrique ou au Moyen-Orient.
Même Nasser Bourita n’a pas été épargné : un faux compte à son nom, @nasserbourita_, a été identifié comme étant opéré depuis l’Algérie.

Des témoignages similaires évoquent des comptes “militants” se réclamant de l’Alliance des États du Sahel, d’armées étrangères ou de mouvances anti-occidentales, et qui se révèlent géolocalisés en Inde, en France ou aux États-Unis, signe que la bataille informationnelle se joue aussi via des prestataires offshore et des «fermes de trolls» externalisées.
Dans plusieurs cas, la géolocalisation a même provoqué des fermetures précipitées de comptes : des profils se présentant comme de farouches opposants marocains ou saoudiens, soudainement exposés comme opérant depuis un pays tiers, ont disparu ou ont modifié leur paramétrage après avoir été épinglés par des utilisateurs d’OSINT.
Des opérations structurées : de la «guerre hybride» algérienne aux campagnes iraniennes
Les exemples concrets fournis par cette vague de captures d’écran et d’analyses sur X, croisés avec des enquêtes antérieures, montrent que nous ne sommes pas face à des dérapages isolés, mais bien à des stratégies de long terme.
Contre le Maroc : une propagande algérienne assumée
Depuis la rupture des relations diplomatiques en 2021, plusieurs médias marocains ont documenté l’existence d’une campagne systématique de désinformation algérienne contre le Maroc sur les réseaux sociaux.
Quelques traits caractéristiques :
- Narratif central : dénigrer l’image du Royaume, contester son intégrité territoriale, tourner en dérision ses succès diplomatiques, économiques ou sportifs.
- Techniques utilisées :
- fabrication de fausses cartes d’identité ou de faux documents diplomatiques,
- cartons télévisés truqués imitant des chaînes comme Al Jazeera,
- détournement de photos (soldats, responsables, scènes de guerre) et réétiquetage comme «preuves» impliquant le Maroc.
Un cas emblématique largement débattu en 2024–2025 :
- des réseaux proches du régime algérien ont diffusé la rumeur selon laquelle 4 000 soldats marocains combattraient aux côtés de Tsahal à Gaza,
- un montage photo montrait un soldat prétendument marocain tué, assorti d’un faux bandeau graphique estampillé «Al Jazeera» et d’une fausse carte d’identité marocaine,
- des médias et fact-checkers ont démontré qu’il s’agissait en réalité de photos sorties de leur contexte, voire d’images sans rapport avec le Maroc, confirmant le caractère entièrement fabriqué de l’histoire.
Des analyses évoquent une «guerre virtuelle», menée par des réseaux liés à l’armée et aux services algériens, avec des relais médiatiques, des influenceurs payés et des «cybermouches» chargées d’inonder les plateformes de contenus anti-marocains.
| Compte X | Description des Accusations | Origine Suspectée (via Géolocalisation) | Contexte et Exemples |
|---|---|---|---|
| @samfootx | Insultes envers le Roi Mohammed VI, contestation de l'intégrité territoriale du Maroc, rhétorique haineuse et soutien au Polisario. Appels à l’empêcher d’entrer au Maroc lors de la CAN 2025. | Algérie | Posts hostiles sur l’unité marocaine, positions pro-Polisario et soutien implicite à des groupes extrémistes. |
| @TawakkolKarman | Critiques virulentes du Maroc, de l’Arabie saoudite et des Accords d’Abraham, narration islamiste, accusations d'incitation contre le palais royal. | Qatar | Publications hostiles liées à la crise yéménite et aux tensions Golfe–Maghreb. |
| @AwrasMedia | Média algérien accusé de désinformation intra-maghrébine et de contenus diffamatoires visant le Maroc. | Algérie (basé à Alger). | Couverture biaisée des tensions algéro-marocaines, fake news sur le Sahara. |
| @VoiceGenZ212 | Compte prétendument marocain accusé d'incitation auprès de jeunes et de servir des intérêts alignés sur l’Algérie. | Algérie. | Créé en octobre 2025 ; infiltration de l’écosystème numérique marocain. |
| @MapsAfrican | Diffuse des cartes alignées sur la propagande algérienne contestant les frontières marocaines. | Algérie (propriétaire algérien). | Posts pseudo-géographiques sur les frontières Maroc-Algérie mais politiquement orientés. |
| @springfield_dz | Accusé de mener une propagande anti-Maroc via des comptes fictifs ou anonymes, qualifié de "mouche électronique" (bot ou troll). Le compte a été désactivé suite à la révélation de la géolocalisation sur X. | Algérie (lié à des agents algériens, révélé par la fonction de localisation). | Opérant une campagne de dénigrement contre le Maroc, démasqué par la nouvelle fonctionnalité de Elon Musk |
Contre l’Arabie saoudite : les campagnes alignées sur l’Iran
À l’autre bout de l’échiquier régional, l’Arabie saoudite fait l’objet depuis plusieurs années d’opérations de désinformation alignées sur l’Iran, documentées par des institutions comme le Citizen Lab ou relayées par la presse internationale.
L’opération «Endless Mayfly» est devenue un cas d’école :
- création de sites miroirs imitant de grands médias (Bloomberg, The Guardian, etc.) pour y publier de faux articles critiques envers Riyad ;
- utilisation de faux profils sur Twitter, se présentant comme des journalistes, analystes ou citoyens, chargés de partager ces articles et d’interpeller des personnalités pour leur donner de la visibilité ;
- une fois le contenu relayé, suppression de l’article et redirection de l’URL vers le vrai site légitime, rendant l’enquête plus complexe et illustrant le concept de “désinformation éphémère”.
Les narratifs mis en avant par ces opérations sont constants :
- présenter la politique saoudienne comme instable, agressive et isolée,
- exagérer ou inventer des liens de collusion entre Riyad et Israël pour l’affaiblir auprès des opinions arabes,
- accuser le royaume de soutenir le terrorisme ou d’être à l’origine de complots régionaux.
En parallèle, Twitter/X a régulièrement annoncé avoir supprimé des milliers de comptes liés à des opérations d’influence étatiques, qu’elles soient pro- ou anti-saoudiennes :
- en 2019–2020, des réseaux entiers de comptes liés à l’Iran, à l’Arabie saoudite, à l’Égypte ou aux Émirats ont été retirés pour «comportement inauthentique coordonné»,
- une opération spécifique mentionne un réseau de 5 350 comptes liés à la monarchie saoudienne, opérant depuis l’Arabie, l’Égypte et les EAU, utilisé pour promouvoir le leadership saoudien et attaquer le Qatar et la Turquie.
Autrement dit : l’Arabie saoudite est à la fois cible et acteur de cette guerre informationnelle, ce qui renforce la nécessité d’une lecture lucide et symétrique du phénomène.
Exemples récents : emplois fictifs, CAN, séisme et Palestine
Les threads analysés sur X ces derniers jours révèlent une multitude de cas pratiques illustrant la façon dont ces campagnes s’adossent à l’actualité.
Usurpation d’identité et «offres d’emploi» saoudiennes
Pour l’Arabie saoudite, plusieurs scandales ont éclaté autour de comptes se présentant comme des recruteurs ou des institutions saoudiennes, promettant des emplois ou des contrats dans le royaume.
- Ces comptes utilisaient logos, drapeaux et visuels officiels pour inspirer confiance.
- L’analyse de la géolocalisation montre que ces profils étaient en réalité gérés depuis l’étranger, parfois hors du monde arabe.
- Une partie de ces opérations relève de l’arnaque classique (escroquerie aux frais de dossier), mais certains comptes diffusent aussi des contenus politiques ou polarisants, brouillant la frontière entre fraude économique et instrumentalisation géopolitique.
Maroc : CAN, séisme et instrumentalisation de la Palestine
Du côté marocain, la vulnérabilité se manifeste sur plusieurs fronts :
- Compétitions sportives (notamment la CAN) : circulation de rumeurs sur des incidents, sur la sécurité ou sur des décisions arbitrales, attribuées à des «sources locales» qui se révèlent inauthentiques.
- Séisme : prolifération de vidéos hors contexte, de chiffres inventés ou de fausses citations de responsables marocains, amplifiées par des comptes anonymes situés hors du pays.
- Palestine : utilisation récurrente de la cause palestinienne pour accuser le Maroc de «trahison», en lui prêtant des décisions militaires ou diplomatiques inexistantes (comme le mythe des milliers de soldats marocains déployés à Gaza aux côtés d’Israël).
Dans tous ces cas, le déficit de communication rapide, claire et structurée de la part du gouvernement marocain est régulièrement pointé du doigt par les observateurs comme un facteur aggravant : plus le silence officiel dure, plus les rumeurs prospèrent.
Réactions, controverses et enjeux : vers une nouvelle culture de l’OSINT
La mise en place de la géolocalisation sur X est saluée par de nombreux utilisateurs marocains et saoudiens comme un progrès majeur en transparence:
- elle permet de démasquer des comptes qui jouent sur l’ambiguïté de leur identité,
- elle fournit aux communautés OSINT, journalistes et fact-checkers un signal technique supplémentaire pour cartographier les réseaux de désinformation.
Dans le même temps, plusieurs critiques émergent :
- certains jugent les analyses produites à partir de quelques captures d’écran trop impressionnistes ou biaisées,
- d’autres rappellent que la géolocalisation n’est pas une preuve absolue (VPN, déplacements, comptes partagés), et qu’elle doit être croisée avec d’autres indicateurs (langue, temporalité, graphes de relations, historique des tweets).
Ces révélations s’inscrivent dans une tendance plus large : entre 2018 et 2020, Facebook et Twitter ont annoncé avoir démantelé près de 150 opérations d’influence coordonnées à travers le monde, dont une part significative impliquait des acteurs du Moyen-Orient.






