Décembre dernier, les services d'espionnage américains ont détecté de nouvelles constructions dans une installation militaire chinoise présumée située aux Émirats arabes unis. Une découverte qui survient plus d'un an après qu'Abu Dhabi a annoncé l'arrêt du projet en raison des pressions de la Maison Blanche, selon des documents de renseignement ultrasecrets obtenus par le Washington Post.
Depuis que la Chine a construit en 2017 sa première et unique base militaire à l'étranger, plus précisemment à Djibouti pays d'Afrique de l'Est, les spéculations vont bon train sur l'endroit où elle pourrait en construire une prochaine. Aujourd'hui, dans son rapport annuel d'évaluation des menaces, la communauté du renseignement américain a identifié le Cambodge, le Gabon, la Guinée équatoriale et les Émirats arabes unis comme des lieux où la Chine chercherait à établir des bases potentielles.
Les efforts de Pékin dans les Émirats arabes unis s'inscrivent dans le cadre d'une campagne ambitieuse de l'Armée populaire de libération (APL) chinoise visant à mettre en place un réseau militaire mondial comprenant au moins cinq bases à l'étranger et dix sites de soutien logistique d'ici à 2030, indique l'un des documents, qui présente une carte des autres installations prévues au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est et dans toute l'Afrique.
Les responsables militaires chinois appellent cette initiative «Projet 141».
Une base chinoise à proximité du port stratégique Khalifa
En 2021, le Wall Street Journal a rapporté que Pékin était peut-être en train de construire une base militaire secrète dans le port Khalifa d'Abou Dhabi, où se trouve un terminal à conteneurs exploité par la société d'État chinoise COSCO Shipping. La construction avait été «interrompue» cette année-là après que le président Joe Biden et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan eurent «menacé» directement MBZ.
Les activités dans un port près d'Abou Dhabi font partie de plusieurs développements dans les Émirats arabes unis impliquant l'armée chinoise que les services de renseignement américains surveillent parce qu'ils craignent que les Émiratis - un partenaire de longue date des américains en matière de sécurité - n'établissent des liens plus étroits avec la Chine au détriment des intérêts américains. Le fait d'apercevoir des militaires chinois autour d'autres sites de construction sensibles a également troublé les responsables américains.
Aujourd’hui il s'avère que l'installation militaire chinoise aux Émirats n'avait pas été abondonnée.
Selon des documents de renseignement top secret qui ont été divulgués et obtenus par le Washington Post, des constructions ont été observées dans le port Khalifa près d'Abou Dhabi en décembre 2022. Les services de renseignement américains pensent que l'activité récente détectée sur le site est le résultat du renforcement des liens entre les Émirats arabes unis et la Chine et qu'elle s'inscrit dans le cadre des efforts déployés par Pékin pour construire un réseau militaire mondial avec différentes bases à l'étranger.
L'installation «a probablement été connectée à l'électricité et à l'eau municipales» et «un périmètre fortifié a été achevé pour un site de stockage logistique de l'APL», indique l'un des documents classifiés, qui ont été divulgués sur la plateforme de messagerie Discord, selon Washington Post.
Le Post a obtenu ces documents classifiés, qui n'ont jamais été publiés auparavant, à partir d'un ensemble de documents de renseignement divulgués sur la plateforme de messagerie Discord. Ces révélations, qui comprennent des détails sur le programme de surveillance aérienne de Pékin et des projets de développement de drones supersoniques, interviennent à un moment où les tensions entre les États-Unis et la Chine s'exacerbent, les deux pays se disputant l'influence et les ressources au niveau mondial.
Le niveau d'inquiétude concernant les actions de la Chine sur le sol des Émirats arabes unis varie d'un responsable américain à l'autre : certains considèrent que cette évolution est gérable, tandis que d'autres y voient une menace importante qui justifie une pression plus forte de la part des États-Unis, souligne le Washington Post. Il n'y a pas non plus de consensus sur la question de savoir si les Émirats arabes unis ont pris la décision stratégique de s'aligner étroitement sur la Chine ou de maintenir un équilibre avec les États-Unis, leur protecteur de longue date.
Le Moyen-Orient nouveau point focal de la concurrence entre les États-Unis et la Chine
Ces révélations coïncident avec les efforts déployés par la Chine pour étendre son rôle en tant qu'acteur mondial, en jouant le rôle de médiateur dans le rapprochement entre les ennemis jurés que sont l'Arabie saoudite et l'Iran le mois dernier, et en proposant un plan de paix en 12 points en février pour résoudre la guerre en Ukraine. Le Moyen-Orient est devenu un point focal de la concurrence entre les États-Unis et la Chine, alors que Pékin conclut des accords commerciaux et noue des liens politiques plus étroits dans une région auparavant dominée par les États-Unis.
Le porte-parole de l'ambassade de Chine à Washington, Liu Pengyu, a déclaré que les inquiétudes des États-Unis concernant les installations militaires chinoises à l'étranger étaient déplacées.
«En principe, la Chine mène une coopération normale en matière d'application de la loi et de sécurité avec d'autres pays sur la base de l'égalité et des avantages mutuels», a déclaré M. Liu.
«Les États-Unis disposent de plus de 800 bases militaires à l'étranger, ce qui a suscité l'inquiétude de nombreux pays dans le monde. Ils ne sont pas en position de critiquer les autres pays», a-t-il ajouté.
Les États du Golfe s'interrogent sur la fiabilité du soutien de Washington et considèrent que la puissance américaine est en déclin à mesure qu'émerge un ordre mondial multipolaire. La région, qui est une source d'énergie majeure pour la Chine, a augmenté ses importations d'armes chinoises, bien que le matériel américain de qualité supérieure constitue l'épine dorsale de leurs armées. En décembre, l'Arabie saoudite a accueilli le président chinois Xi Jinping lors d'un vaste forum Chine-Monde arabe, quelques mois seulement après avoir froidement reçu Joe Biden.
Les E.A.U ne font pas confiance à l'administration Biden
Les autorités américaines insistent sur le fait qu'elles ne permettront pas à une base chinoise de devenir opérationnelle aux Émirats arabes unis, car une telle installation mettrait en péril les activités militaires sensibles des États-Unis au Moyen-Orient.
Depuis 2002, la base aérienne d'Al Dhafra aux Émirats arabes unis accueille la 380e escadre expéditionnaire aérienne de l'armée de l'air américaine. La base et ses milliers de militaires américains ont joué un rôle essentiel dans les missions de reconnaissance visant l'Afghanistan, l'Irak et la Syrie. Un rapport publié en 2016 dans Stars and Stripes décrit Al Dhafra comme «la base la plus active au monde pour la surveillance de l'armée de l'air américaine».
La marine américaine se rend également au port en eau profonde de Dubaï, Jabal Ali, son port d'escale le plus fréquenté, et opère à partir de la base navale de Fujairah.
L'idée d'une installation militaire chinoise dans cette partie du monde - à proximité de bases américaines établies et le long de voies de navigation pétrolière cruciales - n'est donc pas anodine.
Le port Khalifa, qui acceuilerait la base molitaire chinoise, a été créé dans le cadre des efforts déployés par Abou Dhabi pour se diversifier et s'affranchir de sa dépendance à l'égard de l'énergie et se positionner en tant que plaque tournante du transbordement, à l'instar de la ville voisine de Dubaï. Ce projet a été couronné de succès. Aujourd'hui, le port de Khalifa pourrait aider les Émirats arabes unis à se diversifier par rapport à l'Amérique.
Le terminal fait partie d'un réseau de plus de 100 ports et terminaux commerciaux stratégiquement situés dans lesquels la Chine a investi dans le monde entier.
Outre les Émirats arabes unis, les autorités américaines ont identifié Singapour, l'Indonésie, le Pakistan, le Sri Lanka, le Kenya, la Tanzanie et l'Angola comme des lieux où les ports chinois pourraient avoir un double usage, permettant potentiellement à Pékin «d'interférer avec les opérations militaires américaines et de soutenir des opérations offensives contre les États-Unis», selon un rapport du Pentagone présenté au Congrès en 2020.
Les Émirats arabes unis commencent à envisager un avenir proche où la Chine pourrait rivaliser avec les États-Unis, voire les éclipser, en tant que puissance militaire, a déclaré Riad Kahwaji, qui dirige la société de conseil en sécurité Inegma, basée à Dubaï. «Les Chinois ont réussi à vous remplacer dans tous les domaines, alors pourquoi pas dans celui de la sécurité ?»
Abdelkhalek Abdallah, analyste politique émirati, a déclaré que les Émirats arabes unis avaient commencé à explorer d'autres partenaires en matière de sécurité. MBZ a mal pris la lenteur de la réponse américaine aux attaques de missiles lancées contre Abou Dhabi par les rebelles houthis soutenus par l'Iran au Yémen.
Les visées de la Chine sur le Cambodge, la Ginnée équatoriale et le Gabon
En juin dernier, le Washngton Post a rapporté que la Chine avançait dans ses projets secrets de construction d'une installation à usage exclusif de l'Armée Populaire de Libération sur une base navale au Cambodge, dans le golfe de Thaïlande. Les deux pays ont démenti cette information, les autorités cambodgiennes affirmant que la Chine se contentait de financer la modernisation de la base et d'aider à former les Cambodgiens à la réparation navale. Mais un responsable chinois à Pékin a confirmé au Post qu'une partie de la base sera utilisée par l'armée chinoise. L'un des documents classifiés renforce cette affirmation en indiquant qu'une partie de l'installation sera désignée comme une base militaire «de niveau divisionnaire».
Ailleurs dans le monde, un groupe de travail chinois avait prévu de se rendre en Guinée équatoriale et au Gabon en février pour participer aux préparatifs de la construction d'un centre d'entraînement commun et pour former le personnel équato-guinéen aux équipements de communication, selon les documents divulgués.
Actuellement, Djibouti est le seul endroit à l'étranger où la Chine possède une base reconnue, officiellement ouverte en 2017 par la marine de l'APL. Selon le document, en février, l'APL "était presque certainement sur le point d'achever un bâtiment d'opérations d'antenne à Doraleh" pour l'espionnage par satellite au-dessus de l'Afrique, de l'Europe et du Moyen-Orient.
Pressions américaines sur MBZ
Mais la plupart de ces projets n'ont pas suscité la même inquiétude à Washington que les activités de la Chine aux Émirats arabes unis, car ces pays hôtes sont loin d'être aussi proches des États-Unis. Depuis 2012, les Émirats arabes unis sont le troisième plus gros acheteur d'armes américaines au monde. Leurs forces armées ont combattu aux côtés des troupes américaines en Afghanistan, en Irak et en Syrie. Le pays accueille également 5 000 militaires américains à al-Dhafra et des navires de guerre américains dans le port en eau profonde de Jebel Ali.
Les liens entre les Émirats arabes unis et la Chine ont d'ailleurs mis à mal les projets de vente d'avions de chasse américains F-35, de drones Reaper et d'autres armes américaines, d'une valeur de 23 milliards de dollars, tout en suscitant des dissensions profondes au sein de l'administration Biden sur la priorité à accorder à la préservation de ses partenariats historiques au Moyen-Orient ou à la lutte contre la montée en puissance de la Chine.
«Certains pensent que le Moyen-Orient traverse une période très difficile et que l'élément le plus important de notre diplomatie en ce moment doit être une certaine patience», a déclaré un haut fonctionnaire américain au Washington Post.