Informel vs formel : les raisons d’un fossé

Le secteur informel occupe une place importante dans l’économie marocaine, avec plus de 2 millions d’unités de production informelles (UPI) qui génèrent des emplois et des revenus pour des millions de personnes. Mais qu’est-ce qui pousse les entrepreneurs à opter pour l’informel ? Et quels sont les défis que cela pose pour l’économie nationale ? Décryptage.

“La dernière enquête du HCP (2023-2024) a le mérite de faire ressortir, entre autres, que la création des unités informelles repose quasi exclusivement sur l’autofinancement, avec un très faible recours au crédit bancaire. Une gangrène pour le pays mais une aubaine pour une frange de la société, par trop snobée par le système bancaire et effrayée par la politique fiscale”.

“Si le secteur informel, aussi appelé communément économie souterraine ou économie grise dérange l’Etat voire “lui porte préjudice”, puisque ces entreprises du noir ne paient ni impôts, ni taxes, ni couverture sociale pour leurs employés, il constitue, néanmoins, l’ultime recours d’une certaine catégorie de la société marocaine. Il faut comprendre que cette dernière ne peut se permettre que de naviguer de façon sous-marine. Pour elle, impossible d’obtenir un crédit bancaire pour monter son projet, car elle n’est, tout simplement, pas éligible. Ainsi passer sous les radars est sa seule et unique bouée de sauvetage”.

Le La est ainsi donné par plusieurs économistes et le constat corroboré, analyses à l’appui, par la dernière enquête du HCP.

Les chiffres clés

Selon la dernière enquête du Haut-Commissariat au Plan (HCP), l’autofinancement constitue la principale source de création des UPI, avec 72,2% des unités qui se financent de cette manière. Le recours au financement formel reste très marginal, avec seulement 1,1% des UPI qui obtiennent des crédits bancaires.

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Dans la foulée, le document révèle que le fonctionnement quotidien des UPI repose quasi exclusivement sur les fonds propres (91,0%), alors que les financements externes demeurent marginaux avec 0,3% via les crédits bancaires, 0,5% via les microcrédits, 2,7% via les crédits auprès des fournisseurs. 

Et de mettre en avant la région Casablanca-Settat qui confirme sa position dominante dans le secteur informel, précisant que plus d’une UPI sur cinq est localisée dans cette région qui concentre à elle seule 22,7% des unités informelles au Maroc. 

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En outre, le document évoque l’une des principales caractéristiques du secteur informel qui est le faible taux d’enregistrement administratif :  “En 2023, seulement 14,2% des unités de production informelles sont assujetties à la taxe professionnelle, en recul par rapport à 2014 (18,1%). De même, 7,5% sont inscrites au registre du commerce, contre 11,7% en 2014, et 6,2% relèvent du régime de la contribution professionnelle unique. Ces données confirment la persistance d’une faible intégration du secteur informel dans les dispositifs institutionnels, malgré quelques avancées ponctuelles en matière de protection sociale (9,8%)”.

“Notre économie reste, à l’instar des autres pays en voie de développement, hypothéquée par une économie dite souterraine, clandestine ou noire. Aussi, de par sa contribution importante dans le secteur de l’emploi et la création de revenus chez les ménages, notre économie est tributaire de sa partie informelle”, nous confie Abdelmouman Marzouki, un Professeur de management et entrepreneuriat dans une faculté à Casablanca, notant que s’il est vrai qu’on ne nie pas que le poids du secteur informel est considéré comme un obstacle au développement de l’économie marocaine, on le crédite, toutefois, d’un volume de l’emploi de 2,530 millions de postes, soit une création nette de 157.000 emplois sur l’ensemble de la période 2013-2024.

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Avis partagé par moult professionnels qui rappellent que le dernier rapport a fait état d’un secteur informel qui compte plus de 2 millions d’unités au Maroc, majoritairement urbaines, et par ricochet leur contribution et performances économiques sont loin d’être ni insignifiantes ni négligeables : “Le secteur informel a généré 138,97 milliards de dirhams de valeur ajoutée en 2023, en hausse par rapport à 2014 (103,34 milliards de dirhams), avec un taux de croissance annuel moyen de 3,06%. Entre la même période, le chiffre d’affaires annuel du secteur informel est passé de 409,4 à 526,9 milliards de dirhams, soit une progression de 28,7%”. 

hcp

Les raisons de l’informalité

Les raisons qui poussent les entrepreneurs à opter pour l’informel sont multiples. Certains le font par nécessité, faute de pouvoir accéder au secteur formel. D’autres le font par choix, pour bénéficier d’une plus grande flexibilité et d’une moindre pression fiscale.

“Le secteur informel est une réaction logique aux dysfonctionnements du secteur formel”, nous explique Abdelmouman Marzouki, professeur de management et entrepreneuriat à Casablanca. “Pour inciter les acteurs économiques à opérer dans la légalité, les décideurs doivent entreprendre une réforme en profondeur du secteur formel pour le rendre plus attrayant”, dixit-il.

Les défis de l’informalité

Mais l’informalité pose également des défis importants pour l’économie nationale. Les UPI échappent souvent aux statistiques officielles et à la législation sociale et fiscale, ce qui les place en marge des systèmes de protection et de régulation.

“Le secteur informel est souvent perçu de manière négative en raison de son caractère non réglementé et de son impact potentiel sur l’économie nationale”, explique F.B, dirigeant d’une fiduciaire de la place. “Mais il existe une certaine hypocrisie dans la façon dont les gens abordent ce sujet. D’une part, le secteur informel peut être vu comme une nécessité pour de nombreuses personnes qui n’ont pas accès à des emplois formels. D’autre part, la pratique de dénoncer l’informel tout en profitant lorsque cela nous sied est effectivement une contradiction flagrante.”

Même son de cloche du côté d’un quinquagénaire contre-maître et père de famille, qui confie sous couvert d’anonymat à Le1 : “

“Si l’informel prospère au Maroc, c’est en raison d’un secteur formel en mal de bon fonctionnement. Pour nous encourager à rejoindre la légalité, il faut arrêter de nous taxer à tout-va et trouver le moyen de pencher plus vers les exonérations et baisses d’impôts. Si on se plie aux régularités du secteur formel, on mourra de faim bien avant de faire des bénéfices ! “

Cette source s’insurge et dénonce avec vigueur la complexité administrative et la pression fiscale : “Qui peut sérieusement affirmer que remplir des formulaires administratifs et rassembler les documents nécessaires pour le dépôt et la légalisation est une promenade de santé? Pourquoi perdre un temps précieux à demander des autorisations qui arrivent systématiquement en retard ? Pourquoi payer des impôts aussi exorbitants et des cotisations sociales qui étouffent les entreprises sans broncher ? Et le comble, c’est que malgré des cotisations importantes mensuelles à la CNSS pendant de longues années, les retraités doivent se contenter d’une pension dérisoire et plafonnée!, alors qu’ils auraient pu économiser ces montants eux-mêmes et en profiter totalement après leur départ?”

Les solutions

Alors, comment résoudre ce problème ? Les experts sont unanimes : il faut réformer le secteur formel pour le rendre plus attractif et plus compétitif. Cela passe par une simplification des procédures administratives, une réduction de la pression fiscale et une amélioration de l’accès au financement.

“Selon moi, le poids du secteur informel dans l’économie marocaine est une réaction logique aux dysfonctionnements du secteur formel. En d’autres termes, ce n’est pas le secteur informel qui nécessite une cure, mais plutôt le secteur formel qui doit être réformé. Pour inciter les acteurs économiques à opérer dans la légalité, les décideurs doivent entreprendre une réforme en profondeur du secteur formel pour le rendre plus attrayant. Actuellement, le secteur formel est perçu par la majorité des acteurs économiques comme inefficace, contraignant, punitif et confiscatoire. L’agent économique rationnel, le citoyen ordinaire, préférera s’en tenir éloigné”, rebondit le professeur Marzouki.

Troublante lapalissade, le secteur informel est une réalité complexe qui nécessite une approche nuancée. En comprenant les raisons qui poussent les entrepreneurs à opter pour l’informel et en travaillant à réformer le secteur formel, nous pouvons créer une économie plus inclusive et plus compétitive pour tous.

Nonobstant, et au-delà de cette enquête qui reste riche en enseignements, face à cette problématique de l’informel, tous les programmes ambitieux des gouvernements qui se sont succédé à l’instar de Rawaj, Imtiaz, Moqawalati, Plan Emergence, etc… connaissent des flops et ne sont jamais arrivés à rapprocher les secteurs informel et formel. 

Meyssoune Belmaza
Meyssoune Belmaza
Directrice de publication

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